L’anthropologie pour mieux comprendre son territoire

 

Espaces naturels n°48 - octobre 2014

Gestion patrimoniale

Propos recueillis par MMB

Quand on est au quotidien dans la gestion, on connaît parfaitement son territoire et ses habitants. Pourtant, à certains moments-clef, ou pour la prise de décisions, il peut être capital de prendre du recul. En quoi l’aide d’un anthropologue peut-il être utile ? Faire émerger des intérêts communs, un préalable au travail ensemble.

© Olivier Prohin - Parc national des Cévennes

Dans quel cadre êtes-vous amenée à travailler avec des gestionnaires d’espaces protégés ?
Je suis consultée dans le cadre de demandes précises, soit dans le cadre d’appels d’offre, soit dans le cadre de recherche contractuelle appliquée. J’ai notamment travaillé avec des parcs nationaux ou des parcs régionaux. Il arrive qu’ils rencontrent des difficultés dans leurs actions parce qu’ils manquent d’information ou qu’ils aient besoin de mieux connaître les positions des populations sur un point, ou souhaitent un regard extérieur, neutre, pour une aide à la décision. L’ethnologie, la sociologie, ou d’autres sciences sociales et humaines permettent de fournir un nouvel éclairage, de resituer dans une perspective historique l’occupation du territoire. On va dégager des logiques de pratiques, de discours, qui vont pouvoir aider le gestionnaire à prendre des décisions.

Par exemple, si on travaille sur un projet de réintroduction, l’historien va pouvoir questionner l’ancienneté de la présence de l’espèce, l’économiste va pouvoir analyser les bénéfices des retombées futures de l’opération, et l’anthropologue pourra dire comment les habitants conçoivent leur présence et leurs actions, comment ils justifient ce qu’ils font, et plus précisément comment ils peuvent et souhaitent se saisir du projet pour se l’approprier. Je travaille sur des systèmes de représentations.

Vos résultats permettent-ils de mettre en place des actions concrètes ?
Il me semble que les structures gestionnaires d’espaces protégés ont tendance à faire plus souvent appel à des bureaux d’étude pour ce type de question, peut-être dans l’idée que les résultats sont plus facilement déclinables en actions. Loin d’être concurrents, je pense plutôt que nous avons des interventions complémentaires.

FAIRE APPEL À DES SPÉCIALISTES DE SCIENCES HUMAINES PERMET ÉGALEMENT D’AIDER TRÈS CONCRÈTEMENT À LA PRISE DE DÉCISION

J’ai été sollicitée pour faire une étude sur les tourbières dans le Parc naturel régional des volcans d’Auvergne. La question était celle de l’usage de l’eau. Les propriétaires avaient une vision de propriété privée, sans prendre en compte la dimension écologique de la circulation de l’eau. Cela a permis de lancer des campagnes d’information ou de dialoguer avec les propriétaires en ayant conscience que le point de vue était différent. Il s’agissait alors de leur faire prendre conscience que l’assèchement a d’énormes conséquences sur la biodiversité, ce qui était évident pour l’écologue. Le propriétaire d’un terrain sur lequel se trouve une tourbière n’a pas toujours conscience des conséquences de ses actes sur les espaces situés à l’extérieur de son périmètre.
Dans le Parc national des Cévennes, j’ai travaillé sur une nouvelle forme d’équarrissage en recourrant à cette espèce. En proposant aux éleveurs d’installer chez eux une placette individuelle d’alimentation cela permet d’une part d’assurer une alimentation des vautours toute l’année et d’autre part d’impliquer les éleveurs dans la pérennisation de l’espèce. L’enquête permet de montrer que les habitants, en particulier les éleveurs, ont une représentation de leur environnement fondé sur deux catégories : utile/ nuisible. Mon travail consiste à faire émerger des catégories pertinentes pour certains types d’acteurs. À partir de ce constat les choses peuvent changer. Les éleveurs peuvent faire passer les vautours dans la catégorie « utile » s’ils servent à l’équarrissage, parce qu’il fait désormais partie du système d’exploitation.
En travaillant sur différents points de vue, on trouve des passerelles d’échange et on peut faire travailler les gens ensemble. On fait émerger des intérêts communs.

Sur quel type de sujet pouvez-vous travailler ?
Je ne suis pas une spécialiste de la communication. Le but n’est pas de trouver comment faire passer un message. Mais je peux répondre à la question « quelle marge de manoeuvre y a-til pour mener à bien tel projet ?, quels sont les risques de conflit ? ». Dans les Pyrénées, on a mis en évidence que la temporalité des différentes catégories d’acteurs n’étaient pas la même dans leur gestion des territoires et des espèces. Les chasseurs vivent au rythme de la saison de chasse et des reproductions des espèces cynégétiques. Les scientifiques connaissent un pas de temps plus long, (celui de l’étude de la dynamique des populations qu’ils étudient) ; le gestionnaire est lui aux prises avec le rythme de ses rapports triennaux ou quadriennaux. Si on veut faire en sorte qu’ils dialoguent, il faut avoir conscience de leurs différentes temporalités d’action et le prendre en compte dans sa gestion des territoires. C’est une étude qui peut être un peu longue, et qui ne paraît pas directement traduisible en action. On peut parfois mettre en évidence des points que les professionnels ont l’impression de déjà connaître. Mais ils n’avaient pas forcément pensé à les utiliser dans leurs démarches.
Dans les Pyrénées, dans mon travail sur l’histoire et la mémoire du parc national, j’ai vu que les premiers projets de protection étaient portés par des locaux, qui s’opposaient à des aménagements hydroélectriques. Ils avaient une conscience incroyable de la richesse de leur patrimoine naturel. C’est intéressant de voir que leurs projets n’avaient à l’époque pas été retenus alors que localement il y avait cette volonté de protection. On a la mémoire courte, on croit faire à partir de rien et on se prive de la richesse de l’existant. Les sciences humaines et sociales peuvent apporter cette nouvelle approche.

Les espaces naturels, c’est votre terrain d’étude privilégié, ou c’est le hasard des collaborations ?
C’est une orientation que j’ai prise au moment de ma thèse, par affinité, mais aussi parce que l’occasion se présentait. Je n’ai jamais travaillé sur la nature en ville par exemple. Une étude que j’aimerais faire, ce serait de travailler sur la représentation du métier de garde, et l’évolution du métier. Il y aurait beaucoup de choses à dire qui seraient utile à leur gestionnaire concernant l’acceptation de l’espace protégé car le garde est souvent le premier lien qu’ont les habitants avec la structure.