Protégeons les paysages olfactifs

 
Le point de vue de Emmanuelle Jacquin-Joly et Roland Salesse chercheurs à l'INRA

Espaces naturels n°56 - octobre 2016

Autrement dit

MMB

Bien qu'invisible, la communication chimique entre les êtres vivants est un pilier du maintien des écosystèmes. La gestion globale de l'environnement doit donc prendre en compte les paysages chimiques et leur évolution.

La communication olfactive entre les êtres vivants est impliquée dans une diversité de relations indispensables à la survie des individus et des espèces : relations sexuelles et sociales, avertissement d'un danger, piste à suivre, agrégation, signalement d'un territoire, détection d'une proie, choix de la nourriture... et même le recrutement d'alliés naturels, par exemple lorsqu'une plante est attaquée par un herbivore. Comme les mots forment des phrases, les molécules odorantes s'associent pour avoir une signification précise et interprétable. Leur diversité est gage d'une diversité de communications.

Prenons par exemple les phéromones sexuelles des papillons de nuit : le monde en héberge près de deux-cent-mille espèces, et chacune doit avoir son propre parfum sexuel. On comprend aisément que cette diversité ne peut être assurée que par différentes combinaisons d'une multitude d'odorants différents.

La communication chimique entre les êtres vivants est par ailleurs en constante évolution. Ainsi, les relations entre les plantes et les insectes herbivores résultent de la mise en place d'un jeu de surenchères de défenses et de contre-défenses.

En travaillant à la conservation de la biodiversité, contribue-t-on à la préservation de la diversité et de l'équilibre des communications chimiques ? L'urbanisation, la pollution ont, par exemple, des conséquences sur la température ou la concentration en ozone, dont on sait qu'elles modifient les émissions odorantes des plantes. Le « paysage chimique » (voir cette notion plus loin) est donc impacté, ainsi que les communications invisibles qui nous entourent.

La biodiversité peut être considérée comme une ressource d'adaptation du monde vivant face aux changements imposés par l'homme. Même si l'odorat n'est pas explicitement pris en compte dans ces recherches, il doit en faire nécessairement partie.

ODORAT DES ANIMAUX EN LIEN AVEC LES VÉGÉTAUX

Les relations olfactives animaux-végétaux sont essentiellement d'ordre alimentaire. Les plantes à fleurs ont développé des parfums parfois extrêmes – certains agréables mais d’autres nauséabonds au nez humain – pour attirer des pollinisateurs, les fruits parfumés poussent à leur consommation pour disperser leurs graines. D'un autre côté, la reproduction des insectes herbivores, dont certains ravageurs des cultures, a lieu souvent quand deux conditions sont réunies : l'odeur du partenaire sexuel et l'odeur de la plante-hôte. Et même, quand le site de ponte est saturé, les signaux chimiques orientent la ponte vers une autre plante. Mais certaines plantes « se défendent ». Une réaction classique est l'émission d'odeurs répulsives. Une autre réaction moins connue est de produire un odorant qui attire des parasitoïdes, c'est-à-dire des insectes prédateurs qui vont venir éliminer les parasites.

Chez un ver nématode, au moment de l'éclosion, la larve enregistre le contexte odorant de son lieu de naissance. Tant que l'odeur est présente (c'est-à-dire tant que la nourriture odorante est présente), cette mémorisation favorise la croissance et la reproduction. Cela expliquerait les invasions de parasites ou les nuages de sauterelles lorsque la nourriture est abondante.

ODORAT DES ANIMAUX EN LIEN AVEC LES ANIMAUX

Chez les vertébrés (et même chez l'Homme), les odeurs corporelles, parfois issues de glandes spécialisées, ainsi que les crottes et les traces d'urine, sont riches d'informations : sexe, position hiérarchique, état reproducteur, santé, présence de proie ou de prédateur, marquage du territoire. 

La communication chimique atteint des sommets chez les insectes, avec des dizaines de produits différents impliqués dans l'alimentation, la reproduction, les alarmes, la vie sociale. On peut citer la phéromone de piste des fourmis qui marque le passage vers la nourriture, la phéromone royale de la reine des abeilles qui inhibe le développement sexuel des ouvrières, les phéromones sexuelles des papillons de nuit qui attirent irrésistiblement les mâles vers les femelles, la phéromone d'alarme des abeilles qui attire les membres de la ruche vers un intrus. 

Les odeurs corporelles des vertébrés sont aussi de puissants attracteurs de leurs parasites : moustiques, tiques, taons, etc. 

L’odorat peut avoir également une importance fondamentale dans le maintien des espèces. La composition chimique de la phéromone sexuelle des papillons de nuit est parfaitement fixe pour une espèce donnée. Une variation même subtile dans la composition de ce parfum empêche la reconnaissance et peut mener à l’apparition de nouvelles espèces.

UN VASTE CHAMP DE RECHERCHE POUR LE NATURALISTE

L’odorat est aujourd’hui un sens reconnu et largement pris en compte chez les êtres vivants terrestres, bien que des découvertes récentes montrent que nous n’avons pas fini d’en apprendre sur les relations chimiques : sans véritablement parler d’odorat (les plantes n’ont pas de « nez »), il a récemment été montré que les plantes communiquent entre elles via des molécules volatiles, par exemple pour s’avertir d’un danger… Un vaste champ de recherche s’ouvre au naturaliste ! Le milieu marin reste un domaine encore peu exploré, mais il apparaît de plus en plus évident que l’odorat est aussi essentiel dans les relations entre les habitants des mers et des océans, du plancton microscopique aux plus grands mammifères.

Pour prendre un seul exemple, les dauphins, carnivores, ont abandonné l'odorat (ils sont anosmiques) au profit d'un sonar pour localiser leurs proies, même en eaux troubles. Par contre, les baleines, consommatrices de plancton, ont conservé l'odorat car le plancton est fortement odorant. On pense aussi que les émanations du plancton (quelquefois plutôt nauséabondes à base de sulfures volatils) guideraient la migration des oiseaux marins sur des milliers de kilomètres.

LA PAYSAGE CHIMIQUE DANS L'ÉCOSYSTÈME

La notion de « paysage chimique » est essentielle. Ce paysage résulte de la contribution de toutes les espèces d’un espace donné et varie selon les saisons, selon le rythme jour-nuit, et est une composante importante de l’écosystème.

Prenons deux exemples. En Allemagne, les gestionnaires d'autoroute ont balisé leurs abords avec une odeur de carnivore (renard, loup) pour éloigner les cervidés et autres sangliers afin qu'ils ne causent pas d'accident en traversant les voies. En lutte biologique, on utilise des pièges à phéromones pour détecter et empêcher la prolifération de parasites des cultures. Ces exemples ne constituent que le tout début d'une gestion plus globale de l'environnement.

Il faut bien penser que les animaux possèdent, sans doute bien plus que l'Homme, une représentation chimique-olfactive de leur biotope, et de ses changements. Et pour notre plaisir : l’odeur de la forêt après la pluie, de la garrigue sous le soleil, de la pelouse fraîchement tondue sont autant d’éléments de la mémoire collective à préserver. Enfin, dans certains parcs ou sites patrimoniaux, on propose des visites olfactives où le visiteur est invité à découvrir les lieux avec son nez.