Les erreurs ? On va les payer très cher
Ancien directeur du Conservatoire botanique national de Mascarin (île de La Réunion), Vincent Boullet nous donne quelques clés pour comprendre comment se pose la question de la sauvegarde de la biodiversité dans ces territoires d’outre-mer.
Vu de métropole, on parle de l’outre-mer comme d’un ailleurs pluriel et si l’on s’accorde sur une différence, on ne sait trop laquelle. On sait juste que là-bas, les enjeux de biodiversité sont « énooormes » avec plusieurs o pour bien souligner la difficulté et l’urgence à agir. Mais comment qualifier et comprendre la spécificité d’un travail de gestion outre-mer ? Ancien directeur scientifique du Centre botanique national des îles françaises de l’océan indien, Vincent Boullet a travaillé sept ans à la Réunion. Il n’a de cesse d’expliquer pourquoi et comment la réflexion ne s’y « pose » pas dans les mêmes termes qu’en France métropolitaine. « Dans l’hexagone, explique-t-il, la biodiversité est issue de l’activité humaine. Quand le gestionnaire veut savoir ce qu’il doit conserver, réhabiliter, renaturer, il prend pour référent une diversité complexe, façonnée par l’homme au cours des siècles. Nos pelouses par exemple : nous apportons une valeur à cette biodiversité secondaire, laquelle possède un caractère culturel.
A contrario, dans ces systèmes insulaires, seule compte la biodiversité organisée autour des milieux primaires ». Se faisant plus imagé, Vincent Boullet poursuit : « Ce qui est anthropique, exotique, c’est l’ennemi ! »
Il semble logique, en effet, de donner priorité à la conservation des milieux à vocation primaire. Les derniers existants à l’échelle mondiale ! Leur perte serait telle qu’elle serait impossible à compenser. Du coup, la diversité secondaire n’a pas d’intérêt au titre de sa conservation. « Les savanes, par exemple », poursuit le directeur du conservatoire botanique national, « ces constructions anthropozoogènes sont intéressantes, mais elles existent aussi ailleurs. Ce n’est pas le cas des pelouses altimontaines ou des milieux de très haute altitude qui développent un taux d’endémisme frisant les 100 % et qui constituent une priorité absolue. »
La conservation vise donc à laisser, le plus possible, ces territoires hors de l’emprise de l’homme. Une position sous-tendue par des enjeux sociaux. Vincent Boullet confirme : « Impossible d’allier nature et société, le principe même est contradictoire, les deux sont en concurrence. Cela signifie que leur place réciproque doit être délimitée et contingentée. Or avec 800 000 habitants, l’île de la Réunion connaît une croissance économique permanente et une démographie
galopante.
L’acuité du problème réside entre la nécessité de préserver la biodiversité et celle de consacrer de l’espace au développement des sociétés humaines. Clairement, le gestionnaire est au centre d’un conflit pour l’aménagement du territoire.
Un conflit d’autant plus dur que, depuis toujours, la société réunionnaise s’est construite en puisant sur les milieux primaires. Qu’elle ait eu besoin de ressources ou d’espace, elle a “pris” sur la nature.
Les peuples de ces îles sont toujours, majoritairement, dans cette représentation d’une nature qui peut être asservie et servir (en usant d’outils de moins en moins traditionnels). On braconne énormément par exemple. Or, pour mettre en œuvre les politiques publiques au service de la biodiversité, il faut que la société adopte une nouvelle position dans son rapport à la nature ; qu’elle adhère à un nouveau référent social et culturel en rupture avec le modèle passé.
Elle doit faire sienne l’idée que ce milieu ne supporte pas, ou plus, d’être pillé, perturbé. Les gens doivent trouver d’autres manières d’être, d’autres sources de nourritures et de loisirs aussi… Il faut que ce schéma fasse référence dans les comportements individuels et les choix collectifs.
L’accompagnement vers cette transformation est aussi au cœur du métier du gestionnaire d’espaces naturels. C’est pourquoi, par exemple, les équipes du parc national tentent de mettre en place des programmes susceptibles de modifier ce référent. »
L’évocation de la coercition, ou plus concrètement d’une seule police de la nature, pour modifier les comportements humains fait tressaillir Vincent Boullet. « Quand vous avez connu l’esclavage et la domination des colons, l’interdit représente le pouvoir du colonisateur qu’il n’est pas illégitime de transgresser. Et du reste, ne vous y trompez pas, lorsque vous venez de l’extérieur, quoi que vous fassiez, vous êtes identifié au gouvernement, à l’autorité. C’est pourquoi pratiquer la culture de l’interdit est contre-productif. Elle prive la population du sentiment de liberté associé à la nature, elle suscite l’opposition. »
On en conclura que la gestion de la biodiversité, à la Réunion en tout cas, nécessite de travailler afin que l’interdit devienne une décision collective.
Cette humble posture du gestionnaire envers les populations locales se double d’une même humilité envers le milieu. En métropole, on est capable d’intervenir sur une tourbière, on sait comment gérer les pelouses, comment mener des conduites pastorales… Mais, face aux milieux primaires, il faut bien admettre l’ignorance.
On connaît si peu de choses sur leur fonctionnement.
« De fait, la grande spécificité de ces milieux primaires c’est notre absence de référence en matière de conservation. On est dans l’expérimental total, complète Vincent Boullet qui poursuit, les erreurs ? On va les payer très cher. » Il y a donc une chose à retenir : ici plus qu’ailleurs, agir avec précaution.