La prospective attitude
Animer la démarche prospective en interne, ou se faire accompagner par un professionnel ? Quoi qu’il en soit, une chose s’impose : on ne s’improvise pas prospectiviste. L’exercice suppose la maîtrise de savoirs et de savoir-faire. Le choix du pilote d’une telle démarche est un gage de réussite.
La prospective ? Oui. Reste à savoir comment… Qui anime la démarche ? Avec quelle légitimité ? Plusieurs raisons plaident pour confier l’animation d’une telle démarche à un spécialiste. Il peut s’agir d’un bureau d’études extérieur, d’un prospectiviste œuvrant au sein de l’entité publique, d’un organisme de recherche partenaire de la démarche, mais toujours, la méthodologie à mettre en œuvre suppose de s’appuyer sur un champ de compétences précis doublé d’un professionnalisme rigoureux.
Ouvrir la discussion. Pour Julien Vert, chargé de mission prospective et concertation au ministère en charge de l’environnement, une telle démarche suppose tout d’abord d’être en capacité d’ouvrir la discussion. « La prospective mobilise un ensemble de cadres de référence, de méthodes et d’outils qui, sans être extrêmement complexes, présentent tout de même une certaine spécificité. La maîtrise de ce bagage est indispensable pour conduire des démarches rigoureuses et intéressantes. L’enjeu est de réussir à ouvrir suffisamment la discussion sur un large panel de futurs possibles tout en s’assurant que ces visions de l’avenir sont cohérentes et instructives. » Xavier Poux, prospectiviste au cabinet Asca, confirme : « Certes, il existe des ouvrages méthodologiques sur la prospective. Ils montrent comment organiser les variables d’un système et comment les classer à partir de grilles d’analyse. Mais le savoir-faire réclamé pour conduire une démarche de ce type inclut une part d’expertise et d’expérience. Or, les experts qui interviennent dans les espaces naturels connaissent - sans doute mieux que nous - les variables qui agissent directement sur le système régissant leur territoire. Cependant, ils sont souvent désarmés quand il s’agit d’extrapoler et de changer d’échelle.
C’est ainsi que l’on observe des raccourcis dans l’analyse. Ils conduisent à faire un lien direct entre ce qui se passe sur un site et le niveau mondial. Pour ne donner qu’un exemple, il n’est pas rare que l’on établisse un lien entre le type d’agriculture mené sur le territoire et la question de la faim dans le monde. Or, la liaison n’est pas si directe ; l’échelon mondial n’a pas directement de conséquences locales ; il y a beaucoup d’échelons intermédiaires.
En fait, la difficulté est de choisir la bonne échelle d’analyse, celle en rapport avec l’objet géré. Or, les prospectivistes ont reçu une formation ad hoc. Dans le même ordre d’idée, l’expertise de ces professionnels leur permet d’identifier les dynamiques de temps. C’est-à-dire de raisonner au futur en tenant compte des évolutions économiques et culturelles. Retenons que si la prospective est une école de rigueur, elle réclame également des savoirs et savoir-faire spécificiques qu’il ne faut pas sous-estimer. »
Maîtriser la synthèse. Pour le chargé de mission au ministère, le prospectiviste joue également un rôle majeur d’intégration. « Une démarche de prospective sera d’autant plus enrichissante qu’elle parvient à intégrer une large gamme d’acteurs et de savoirs. L’animateur de la démarche doit être capable, en particulier, de mobiliser des connaissances scientifiques pluridisciplinaires et des savoirs profanes. »
« Mais aussi, renchérit le consultant Asca, nous usons de notre capacité de synthèse pour faire le lien entre ce qui a été dit et ce qui a été entendu. Nous travaillons sur l’image formalisée des scénarios d’avenir. La méthode utilisée est en lien direct avec la gestion des processus de groupe. Nous sommes des intégrateurs mais également des catalyseurs de création puisque la synthèse va au-delà de la somme des propositions individuelles. Pour oser une métaphore, il en est ici comme dans le domaine de la musique : les règles nous aident à être créatifs. »
Gérer les conflits. Les démarches de prospective sont naturellement conduites sur des sujets ou des territoires à forts enjeux. Le plus souvent, elles font face à des situations d’intérêts divergents, voire de conflits. L’un des objectifs de la prospective vise à prendre du recul par rapport aux oppositions immédiates afin qu’un dialogue sur les futurs possibles puisse s’établir. L’animation de la démarche par un intervenant extérieur est à même de faciliter ce processus. « Le prospectiviste apporte une neutralité méthodologique. Il porte le cadre. Un cadre garant notamment de l’égalité des participants. En tant que médiateur, et pour aller au-delà des enjeux de pouvoir, nous aidons à l’analyse des variables afin de tester les conditions de la mise en œuvre des scénarios d’avenir proposés. »
Garant de l’équilibre. « Une bonne prospective porte trois composantes : l’esprit d’aventure, l’esprit de rigueur, l’esprit de démocratie. » Citant Vincent Piveteau1, il explique qu’il faut toujours gérer l’équilibre entre ces trois piliers. « C’est notre rôle, dit-il. La méthode et la démocratie, nous en avons parlé, elles sont essentielles. L’aventure, c’est le fait de favoriser les expressions taboues ailleurs. Du reste, il y a une forte interaction entre le fait de favoriser l’expression des personnes et celui de leur demander une argumentation construite.
En effet, très souvent, on fait de la prospective pour construire des visions partagées sur l’avenir d’un territoire. Il faut donc organiser l’expression de différentes images. Il faut s’autoriser à penser des choses que, souvent, pour des raisons politiques ou culturelles, on a beaucoup de mal à exprimer.
Les méthodes. Il existe deux grandes écoles de prospective. La première, dans la lignée des travaux de Michel Godet, professeur au Conser-vatoire national des arts et métiers, consacre une approche basée sur des modèles et une méthode requerrant une forte technicité et une formalisation très encadrée.
La seconde repose sur les travaux de Laurent Mermet, professeur à l’École des hautes-études en sciences sociales. Elle inscrit le rôle d’un prospectiviste dans l’interface environnement et sciences sociales. En effet, en étant trop technique, on risque de n’intéresser qu’une certaine catégorie de population, familière des matrices et des grilles d’analyse.
Pour ma part, je mobilise des supports plus visuels, des dessins, des photos qui permettent à tout un chacun de se saisir du sujet traité. »
Choisir un pilote. Mais alors, comment choisir celui à qui l’on confiera la responsabilité d’animer une démarche prospective ? Sur quels critères le choisir, l’évaluer ? Pour Julien Vert, « il est d’abord indispensable, tant l’exercice est difficile, de privilégier un animateur disposant d’une solide expérience d’accompagnement de démarches prospectives dans une large gamme de contextes. On regardera par ailleurs que l’homme (ou la femme) ad hoc maîtrise le vocabulaire et les concepts de la prospective. On vérifiera sa capacité à mobiliser les outils nécessaires à une telle démarche de concertation, et leur adéquation avec les objectifs et le contexte ». Xavier Poux insiste seulement sur la culture générale nécessaire au prospectiviste. « Un tel métier oblige aussi à connaître, ou du moins avoir une idée, des études à long terme sur le changement climatique, sur la démographie… »
1. Vincent Piveteau, Prospective et territoire ; apports d’une réflexion sur le jeu, Cemagref, 1995.