PÉDAGOGIE COMMUNICATION

Raconter autrement l’environnement

 

Espaces naturels n°68 - octobre 2019

Pédagogie - Animation

Christophe Tréhet

Complémentaire des supports institutionnels de communication, la bande dessinée permet de toucher un public plus large que les citoyens déjà acquis à la cause.

La guerre des fourmis. Courchamp Ughetti

La guerre des fourmis. Courchamp Ughetti

Un cadre noir sur une feuille blanche, dans lequel tout peut advenir puisqu’on en décide. Un second cadre raconte la suite, et une histoire se tisse. La bande dessinée offre un merveilleux champ des possibles. Les auteurs de vulgarisation scientifique ne s’y sont pas trompés et ont investi ce nouveau support. Deux exemples récents parmi d'autres, La guerre des fourmis, paru aux éditions des Équateurs en avril 2019, et Le signal de l’océan, paru chez Glénat en juillet 2018, illustrent l’intérêt de la BD en matière de sensibilisation et d’éducation à l’environnement. Serait-elle un meilleur support qu’un ouvrage scientifique, un livre de photos, un documentaire audiovisuel ou une production en ligne?

Ni plus, ni moins adaptée à celui qui veut éveiller la conscience écologique de son public, répondent ceux qui la pratiquent. Mais elle révèle toutefois des spécifi cités très intéressantes.

La guerre des fourmis traite des espèces envahissantes de fourmis. Cette bande dessinée est issue de la collaboration entre Franck Courchamp, spécialiste des espèces exotiques envahissantes, directeur de recherche à l’Institut national d’écologie et environnement du CNRS et très actif dans le domaine de la vulgarisation (livres, télévision, etc.), et Mathieu Ughetti, illustrateur et graphiste, passionné de science, qui signe notamment les dessins de l’ouvrage. « Le choix du support BD a été assez spontané ici, raconte ce dernier. Il y a plein de choses passionnantes et amusantes au sujet des fourmis et l’humour a été l’un des ressorts de notre projet. L’album étant dense en information, les notes d’humour permettent d’éviter le récit catalogue. » Auteur du scénario et à l’origine du projet Le Signal de l’océan, Pierre-Roland Saint-Dizier ajoute que «la bande dessinée permet d’offrir un deuxième niveau de lecture pédagogique, à condition de ne pas avoir un discours trop technique, au risque d’ennuyer et de perdre le lecteur.»

La bande dessinée comme support de sensibilisation aux problèmes environnementaux, et aux solutions qui existent, « c’est le fruit d’une évolution au long cours », estime Mathieu Ughetti, qui a notamment dessiné avec l’Inra une BD reportage sur les potagers urbains, visible sur son site1, et qui travaille en ce moment avec le Cerema sur un projet traitant des îlots de chaleur en ville. « La BD a depuis longtemps quitté les seuls domaines de la fiction. Ça a commencé par le reportage, et les acteurs du secteur ont pris conscience qu’il s’agissait d’un média comme un autre. La BD historique, puis documentaire, s’est développée.»

TRAIT POUR TRAIT

Anne Konitz est chargée de la communication au Conservatoire du littoral. L’organisme a été intimement associé à l’écriture du Signal de l’océan. À l’occasion de cette expérience, celle-ci a pu constater combien la bande dessinée permettait « d’aborder des sujets qui fâchent, en prenant de la distance.» De ce point de vue, analyse-t-elle, « la BD, c’est comme un roman. » L’histoire de l’immeuble Le Signal, construit en 1967 en plein boom du tourisme balnéaire à Soulac-sur-Mer, sur la côte landaise, n’était pas facile à présenter, parce que chargée d’amertume. Menacé par le recul du trait de côte, l’immeuble a dû être évacué en 2014 (l’immeuble était historiquement juché sur une dune à 200 m de la mer). Depuis, les copropriétaires n’ont remporté aucune démarche judiciaire pour prétendre à une indemnisation. Pour appréhender une histoire aussi épineuse, la fiction est bien utile:«Les noms sont changés, les personnages n’existent pas mais tout ressemble à la réalité.»
«Mon travail consiste avant tout à raconter des histoires. En découvrant l’immeuble à Soulac-sur-Mer, j’ai trouvé une histoire humaine, sociale, environnementale. C’est devenu un point de départ pour développer un enjeu écologique plus large», explique Pierre-Roland Saint-Dizier, qui écrit des scénarios d’intrigues médiévales, des récits biographiques depuis quinze ans dans le domaine de la BD. « Dans Le Signal de l’océan, on a surtout voulu éviter le manichéisme. Le tourisme balnéaire offrait à l’époque un potentiel économique que certaines communes ont décidé de saisir.» Cherchant à toucher un public plus large que celui « déjà tracé des personnes acquises aux causes environnementales », Anne Konitz se réjouit d’atteindre avec Le Signal de l’océan, «des lecteurs sans doute moins touchés a priori par les questions écologiques». «On accède en effet à un public plus large avec la BD, qui n’aurait peut-être pas lu les documents institutionnels classiques», estime pour sa part Pierre-Roland Saint-Dizier. Cet ouvrage « joue un rôle important dans notre travail pédagogique à destination des jeunes et des enseignants», poursuit la responsable de communication. À sa sortie (tirage de 15 000 exemplaires), Le Signal de l’océan a été épuisé en deux mois et a fait l’objet d’une réédition. Le réseau Canopé, qui propose des outils pédagogiques aux enseignants de l’Éducation nationale, l’a intégré à la plateforme BD inaugurée à la rentrée 2019.

ÉCRIRE À PLUSIEURS

Comment s’organise la production d’une bande dessinée réunissant des auteurs, illustrateurs, acteurs scientifiques et de la vulgarisation ? « J’ai écouté Franck Courchamp me parler des fourmis pendant des heures et ensuite j’ai produit un storyboard. Je préfère avoir toutes les données brutes au départ, pour ensuite sélectionner et co-écrire», relate Mathieu Ughetti qui avance un conseil:«Contrairement à ce qu’on peut croire, on n’écrit pas les textes avant pour ensuite habiller de dessin... La bande dessinée consiste à raconter en dessin, c’est pourquoi on entame directement un storyboard ». Présentée comme « l’étape incontournable pour mettre en forme un concept animé ou un fi lm» par l’École supérieure des métiers artistiques, le storyboard, « version illustrée du scénario, permet de découper une séquence temporelle ou plan-séquence en synthétisant les principales images-clés et plans qui la composent».
Pris d’intérêt pour l’étrange immeuble inesthétique perdu sur le littoral de Soulac-sur-Mer, Pierre-Roland Saint-Dizier a accumulé beaucoup d’informations sur son histoire. Afin d’éviter tout contresens et projetant de cibler son scénario sur l’histoire de l’urbanisation et du changement climatique, il a frappé à la porte du Conservatoire du littoral:«Le Conservatoire m’a apporté un regard technique sur l’érosion, sur le littoral, sur la façon dont on peut le préserver. Je me posais des questions. Faut-il combattre l’érosion avec des digues? S’adapter en attendant?» Les allers-retours de texte se sont enchaînés entre Pierre-Roland Saint-Dizier et Anne Konitz, qui corrigeait le cas échéant de petites erreurs d’interprétation. « Puis les dessinateurs Joub et Nicoby sont rentrés dans la boucle, Glénat les ayant choisis pour leur sensibilité à la mer, se souvient Anne Konitz, Progressivement, l’éditeur nous a impliqués davantage et l’idée est venue de produire, en annexe de la bande dessinée, un livret sur l’histoire du Conservatoire du littoral et son action en lien avec le changement climatique.» Afin de soutenir financièrement le projet d’édition, le Conservatoire a engagé un pré-achat notamment pour donner un exemplaire du livre aux gardes du littoral.