Gestion concertée

Endosser un rôle pour mieux dialoguer

 
Pédagogie - Animation

Christophe Trehet

Au moyen de supports originaux, les jeux de rôles placent les acteurs dans la problématique de gestion d'une ressource naturelle et offrent un cadre propice pour imaginer des résolutions.

Plateau Simul'Eau.

Plateau Simul'Eau. Crédit : Lisode

Se mettre autour d'une table afin de discuter (plus ou moins calmement...) d'un problème de gestion d'une ressource commune, cela se pratique déjà depuis de nombreuses années dans les démarches de résolution de conflits. Mais voilà une vingtaine d'années que des chercheurs et praticiens expérimentent en France et à l'étranger un nouveau type d'outil afin de favoriser l'écoute entre acteurs et la prise de décision collective : les jeux de rôles. Il n'est pourtant pas tant question de s'amuser que de travailler ! Car si les supports dont nous allons parler adoptent formellement la structure des jeux de plateau, avec en particulier des pions et un plateau de jeu figurant un espace, ils s'en distinguent par un principe fondamental : dans leur cas, pas de gagnant ni de perdant, l'objectif étant de comprendre ensemble une situation, de l'analyser et de prendre des décisions en conséquence.

« Il existe actuellement différents types de jeux mis en oeuvre dans les domaines de l'accompagnement. En dépit de l'idée que le terme "jeu" véhicule, il faut bien comprendre que l'objectif pour les participants n'est pas d'accéder à la victoire mais de porter un autre regard sur la situation dont ils sont acteurs » explique Elsa Leteurtre, de Lisode, une coopérative spécialisée dans l’ingénierie de la concertation et créatrice de plusieurs jeux. « Par ailleurs, la vocation pédagogique du jeu ne vient pas d’une norme préconçue, les animateurs ne vont pas montrer aux participants ce qui est bien ou mal à l'issue de la partie, c’est au contraire dans l’échange que les participants vont construire une vision collective qui leur sera propre. »

SIMPLIFIER SANS ÉCARTER LA COMPLEXITÉ

Lisode a développé entre 2009 et 2011 le jeu de rôles intitulé Simul'Eau sur la gestion de l'eau entre différents bassins versants (outil adapté depuis à la problématique des plans de gestion quantitative de la ressource en eau). Simul'Eau décrit, en le simplifiant, le fonctionnement d'un bassin versant sur le plan quantitatif1. Il met en scène le partage des masses d'eau entre les différents acteurs qui en sont utilisateurs, qu'ils soient agriculteurs, industriels, élus, usagers d'eau potable, etc. Comprendre la dynamique d'un bassin versant n'est pas simple puisque cela nécessite des compétences dans des domaines très divers tels que la chimie, l’écologie, l'hydrologie ou encore l'agronomie. « Il en résulte qu’établir un vocabulaire commun, une vision partagée, un diagnostic consensuel entre les acteurs de ce système est difficile, explique l'équipe de Lisode. Les acteurs n’ont pas tous les mêmes connaissances, systèmes de représentations, objectifs, croyances, et établir ne serait-ce qu’une représentation commune n’est pas aussi simple que l’organisation d’une simple réunion entre eux. »

Toutes les données qui concourent au fonctionnement d'un bassin versant sont détenues par des acteurs différents ayant chacun leurs objectifs. « Partant de ce constat de complexité, le jeu permet d'en faire une visualisation collective à partir de données concrètes plutôt que de parler dans le vide. Ce qui facilite le débat » poursuit Elsa Leteurtre. Certaines données peuvent faire l'objet de controverses, comme les prélèvements d'eau réalisés par tel ou tel acteur, mais l'idée n'est pas d'écarter cet aspect du problème. Constater ensemble l'incertitude participe en effet de l'accès au débat pour tous.

Concrètement, que se passe-t-il autour du plateau de Simul'Eau ? En début de partie, les données suivantes sont fournies : la quantité d’eau présente, le découpage en sous-bassins versants, la quantité d’eau nette prélevée par usage et par sous-bassin et le débit biologique à respecter pour chaque sous-bassin. Chaque participant représente un acteur qui prélève de l'eau. Le groupe constate ensuite, depuis l'amont jusque l'aval, les conséquences des prélèvements pour les acteurs en place mais aussi pour la ressource et les milieux naturels aquatiques et humides. L'animateur changeant les données de départ, les joueurs se confrontent à des situations variées, notamment des manques d'eau qui génèrent des tensions ; des stratégies individuelles et collectives s'engagent pour faire des économies. Vient enfin le temps de discussion final qui vise à porter un regard critique sur ce qui s'est passé.

« Chacun revient sur ce qui s'est passé, sur ce que cela représente. Si cela correspond à la réalité vécue par les participants, on réfléchit ensemble à la façon d'améliorer la situation » indique Elsa Leteurtre. « Le jeu est un prétexte pour donner un cadre à la discussion. » Les parties de Simul'Eau durent en général une demi-journée, organisée pour moitié en jeu à proprement dit et pour moitié en debriefing.

SIMULATION PARTICIPATIVE

Le jeu de rôles Simul'Eau tente de représenter au plus juste la réalité des acteurs concernés par la problématique des ressources en eau, au moyen des contraintes qu'ils subissent (réglementaires, physiques, etc.) et des modes d'action qui sont fournis aux participants. Mais parce qu'ils en forment une abstraction, les supports de jeu placent les joueurs dans « un certain détachement qui permet une meilleure gestion des tensions entre usagers et ressources » comme le précise l'équipe de Lisode dans sa présentation de Simul'Eau. Le jeu,poursuit le cabinet, fait naître « un référentiel commun (à travers le vécu) » et « permet de responsabiliser les participants (en l’occurrence des usagers). »

La responsabilisation des acteurs peut aussi se renforcer lorsque ceux-ci sont invités à jouer le rôle d'un autre acteur qu'eux-mêmes (un élu qui se met à la place d'un industriel par exemple). Un principe mis en oeuvre également dans le jeu New District2. Issu d'un travail de thèse terminé en 2012, et d'abord mis en oeuvre auprès d'équipes d'entreprises du BTP, ce jeu de rôles sur support numérique se définit comme « une simulation participative autour de la prise en compte de la biodiversité face à l'étalement urbain », comme le détaille Julie Lombard-Latune qui a participé à la création du jeu. Chaque joueur dispose d'un territoire fictif de 10 km² avec trois grands types d'occupation du sol (zones urbanisée, agricole et forestière) et campe un acteur (promoteur immobilier, agriculteur, forestier, écologue ou maire).

En fonction des aménagements décidés par les joueurs et de leur emplacement, le jeu fait évoluer les espaces ainsi que des indicateurs renseignant la biodiversité du territoire (population d'abeilles, d'oiseaux nicheurs, qualité de l'eau, etc.). Les participants discutent ensuite sur ces données. « Cet outil sensibilise les salariés du BTP à la dimension systémique des milieux naturels, aux interactions entre les diverses activités et donc à la complexité de la gestion de la biodiversité. Ils appréhendent également les services rendus par les écosystèmes », témoigne Julie Lombard-Latune. « Je ne pensais pas qu'une forêt pouvait avoir un rôle sur la qualité de l'eau », avouait ainsi un participant à l'issue d'un atelier New District. « J'ai mieux compris les interactions et les liens entre les différents acteurs », « on voit que les aménagements décidés par un des acteurs influencent directement la gestion du territoire pour les autres acteurs », témoignaient d'autres.

INVESTISSEMENT

Même si ces outils de concertation sont aujourd'hui sortis de l'anonymat, ils gagneraient à être plus connus et mobilisés. En cause, des préjugés qui ont la peau dure. « Le terme de jeu ne fait pas sérieux auprès de certains publics » pointe tout d'abord Elsa Leteurtre, « or au-delà du terme, il s’agit en réalité de simuler des scénarios, étape de prospective demandée dans la plupart des études techniques aujourd’hui ». Les commanditaires potentiels hésitent à solliciter des jeux de rôles craignant qu'ils coûtent cher. L'application d'un jeu sur un territoire donné peut en effet engendrerde la conception sur-mesure qui nécessite du temps d’ingénierie. « Mais cela dépend en fait de l'implication du gestionnaire. Si celui-ci est prêt à apprendre à piloter un jeu, le coût financier s'en trouve réduit », avancent de concert Elsa Leteurtre et Julie Lombard-Latune qui mettent en avant les espaces d'échanges que les praticiens débutants peuvent solliciter (voir encadré). À vos pions !

(1) Plus d’informations sur Simul’Eau (dont une vidéo) : www.lisode.com.
(2) Plus d’informations sur NewDistrict : www.newdistrict.u-psud.fr.