>>> Opération Delphis

Les touristes, auxiliaires de la science

 

Espaces naturels n°11 - juillet 2005

Pédagogie - Animation

Moune Poli

 

Pour allier sortie en mer et protection de l’environnement marin, les plaisanciers de côtes françaises, italiennes et monégasques, sont conviés, chaque année, à une journée d’observation et de prélèvement d’eau de mer en vue d’analyses scientifiques.

Comment motiver ? Sensibiliser ? Comment convaincre ? Le réflexe immédiat est d’argumenter, d’user de la logique et de la parole… de s’adresser au cerveau supérieur : le cortex. Est-ce vraiment pertinent ?
Les biologistes l’affirment : nous avons deux cerveaux1. Le premier, le limbique, est le siège des émotions, il est muet, imperméable à toute logique. Cependant, il enregistre l’action vécue (nous permet d’acquérir de l’expérience) et excite le cortex qui est, chez l’Homme, le siège de la pensée abstraite. Capable d’expression verbale, le cortex est apte, par exemple, à exprimer toute la subtilité des émotions. Il peut également recombiner les éléments mémorisés, d’une façon différente à celle imposée par le milieu ou acquis par l’expérience. Le cerveau peut alors créer des structures nouvelles2.
Il n’en reste pas moins que le fonctionnement élémentaire du cerveau passe par le mécanisme biologique suivant : « D’abord l’action puis la réflexion. L’usage correct de notre matière grise implique ce va-et-vient indispensable entre action et réflexion. Cette soumission à l’impératif de l’action, sur le plan biologique, correspond au fonctionnement coordonné du cortex et du limbique. Seule une expérimentation constante permet au cerveau de réagir correctement. Telle est la loi biologique de l’être humain3. »
Soyons concrets : faut-il, pour convaincre les plaisanciers de respecter un code de bonne conduite, leur faire de longs discours ou leur proposer une situation d’expérimentation de laquelle ils tireront plaisir et leçons… ?
Rimmo4 a choisi l’action.

Ce 18 juillet 2004, la météo est instable et les conditions de visibilité pourraient être meilleures. Trois cent plaisanciers, cependant, arment leurs bateaux pour participer à l’opération Delphis. Leur mission : observer et identifier les mammifères marins de Méditerranée et effectuer des prélèvements d’eau, lesquels seront analysés à leur retour. Ils n’ont aucune compétence particulière : ils sont touristes, plaisanciers, pêcheurs…, ils offrent simplement leur contribution à la science et aux cétacés, que cette action leur a appris à connaître et à respecter.
Neuf ans déjà qu’à date fixe, une fois par an, certains répondent présents et partent ainsi en mer occuper une position précise qui leur est attribuée.
L’organisateur de cette manifestation, qui non seulement perdure, mais voit son périmètre d’action s’accroître d’année en année ? L’association Rimmo4.
Créée en 1992, Rimmo visait à sensibiliser les gouvernements afin que soit créée une Réserve maritime en Méditerranée. « Nous tenions des conférences scientifiques ; explique Laetitia Mourand, animatrice de l’association. En 1993, il y a bien eu l’annonce de la création d’un prochain sanctuaire mais outre cet accord de principe, rien ne bougeait… Nous avons donc pensé qu’il fallait associer le grand public, le sensibiliser afin d’élargir le cercle des convaincus et faire plus amplement pression sur les gouvernements5. L’opération Delphis est née de là, en 1996. »
Le protocole de l’opération est assez vite défini. Les plaisanciers désireux de participer doivent s’inscrire à l’avance. Lors d’une réunion d’information, quelques semaines avant l’action, Rimmo donnera des consignes précises sur le déroulement de l’opération. À cette occasion, l’association sensibilise les participants à la vie des mammifères marins et à l’importance du sanctuaire. « Nous expliquons le but de cette manifestation maritime, développe notre interlocutrice. Nous voulons faire comprendre aux plaisanciers combien nous avons besoin d’eux. Cette journée nous permet d’obtenir une image instantanée de toute la zone, ce qu’aucun bateau scientifique ne peut faire seul. »
Jour J-1, rendez-vous au port. Un sac nominatif est remis à chaque participant. À l’intérieur, des informations sur la position GPS qui leur a été attribuée : un carré de deux ou quatre milles marins selon la catégorie de navigation. Le sac contient également un filet et six bidons étiquetés, qu’ils devront remplir d’eau de mer.
Jour J. Entre 12 h et 14 h, les plaisanciers sont en mer. Ils observent. Là-bas… Est-ce un dauphin bleu et blanc, un grand dauphin ? Non ce n’est pas un globicéphale noir, ils se déplacent en groupe. Les observateurs hésitent finalement entre un cachalot et un rorqual… ils ne se souviennent plus très bien s’il faut observer le souffle ou la forme de la nageoire… Il y avait également un cahier d’identification des cétacés dans le sac, ils s’en servent.
Puis ils remplissent les bidons remis la veille. Ils savent que l’analyse de ces eaux fera état de la quantité de phosphate, sels azotés, fer et cuivre, calcium, silicium, plancton… Et donnera lieu à l’établissement de cartes.
Le protocole est précis : « Réduire la vitesse du bateau à un nœud. Parcourir, à cette vitesse, les côtés de votre carré d’observation pendant dix minutes. Laisser traîner le filet à plancton à vingt-cinq mètres du bateau. Remplir alors le bidon ad hoc avec le contenu du filet. Recommencer deux fois l’opération. »
Revenu au port, les participants « rendent leur travail » et signalent leur retour. Responsable de la sécurité, Rimmo doit pouvoir activer les secours au moindre problème. C’est d’ailleurs là une des limites de l’observation en pleine mer. En effet, cette manifestation nautique d’envergure est déclarée à la préfecture maritime. Les positionnements et signalement des bateaux sont ainsi connus avec précision. « Afin que l’intervention des secours puisse être rapide, nous sommes limités à 30 milles. D’autres contraintes nous sont imposées comme l’interdiction de stationner dans le couloir emprunté par les navires à grande vitesse (NGV). Il faut savoir que M. Riddell, le président de l’association, est responsable sur ses biens propres », souligne encore Laetitia Mourand.
Quelques mois plus tard, tous les participants seront conviés à une conférence donnant et commentant les résultats. En dépit du niveau scientifique de la restitution, la grande majorité des bénévoles répond présent.
« En fait, c’est un véritable réseau qui s’est mis en place, relate l’animatrice avec enthousiasme. Il n’est pas rare, tout au long de l’année, que des personnes nous signalent la présence d’un animal ou de pollutions. On constate d’ailleurs qu’il y a une certaine fierté à participer à cette opération. Les plaisanciers gardent le pavillon Delphis toute l’année. Ils se reconnaissent et se parlent avec chaleur. Il est même des ports où, au retour des bateaux, les participants se regroupent et font la fête. »
Il est long le chemin
La première année, la manifestation ne concernait que quelques ports, aujourd’hui ce sont vingt et un ports qui participent, auxquels s’additionnent plusieurs ports italiens. Quand on s’étonne de l’ampleur prise par Delphis, Laetitia sourit : « Nous ne sommes que trois permanents attachés à l’association Rimmo. Et de plus, nous n’avons pas de budget. Je crois que nous avons réussi, parce que nous avons affaire à des passionnés et que nous nous sommes appuyés sur des relais locaux. Des capitaineries, shipchandlers, clubs de voile, secours nautiques, ont bien voulu porter le projet sur leur port et relayer l’information. Lors des réunions d’informations qu’ils organisent, il peut y avoir jusqu’à soixante personnes dont certaines viennent en curieuses parce qu’elles ont vu un article dans la presse. C’est là notre force. Pour le reste, nous bricolons : la première année, le filet à plancton était fabriqué avec de vieux bas ! »
Mais le chemin parcouru est également qualitatif. Les gens sont de plus en plus formés à la reconnaissance des animaux. Cette année, Rimmo a même édité un Cd-rom d’autoformation qu’il dispense aux participants. Les données recueillies sont ainsi de plus en plus fiables. Sans compter que la zone s’étend…
L’association Battibaleno est un relais italien et sarde. Le projet à court terme ? Convaincre les Espagnols de participer afin d’élargir la zone d’observation. « Les scientifiques nous ont dit qu’il y avait davantage de cachalots vers les Baléares. »

>>> pedago@marineland.fr

1. En fait trois avec le cerveau reptilien. Celui-ci correspond au cerveau primitif, il commande les mécanismes en rapport avec la conservation de l’espèce (la fuite, le souci du territoire, de la défense…). « Les tortues de mer et les poissons qui ne possèdent qu’un cerveau reptilien reviennent pondre leurs œufs toujours au même endroit : si le lieu de leur ponte est détruit, ils meurent parce qu’ils ne peuvent pas inventer d’autres endroits » (Dominique Chalvin, cf. note 3).
Selon les théories des biologistes Mac Lean, Brown, Auroux, Laborit… les êtres vivants avaient, à l’origine, essentiellement, un premier cerveau reptilien, sur lequel s’est greffé un cerveau limbique.
2. Voir les travaux d’Henri Laborit sur les « structures imaginaires ».
3. Dominique Chalvin (psychologue et sociologue - Sorbonne) in Utiliser tout son cerveau, ESF éditeur.
4. Réserve internationale maritime en Méditerranée occidentale.
5. L’accord international créant Pelagos sanctuaire marin de Méditerranée a été signé en 1999 entre la France, l’Italie, Monaco.