Boiser les tourbières

Non-sens forestier, hérésie économique !

 

Espaces naturels n°11 - juillet 2005

Le Dossier

Jean Michel Hénon
Centre régional de la propriété forestière d’Auvergne
Sylvie Martinant
Conservatoire des espaces et paysages d’Auvergne et animatrice du réseau Tourbières d’Auvergne
 

En Auvergne, 30 % des tourbières se situent dans des espaces boisés. Les forestiers participent activement au réseau Tourbières d’Auvergne dont l’objet est la promotion d’une gestion respectueuse de ces milieux sensibles. Avec le Conservatoire des espaces et paysages d’Auvergne qui anime ce réseau, gestionnaires et forestiers se sont interrogés sur la rentabilité du boisement des tourbières. Le verdict : planter une tourbière est un investissement coûteux voué à l’échec.

Certains terrains sont impropres à la production forestière. Inutile, donc, de s’y acharner. C’est le cas des tourbières.
Il vaut donc mieux concentrer les efforts forestiers sur les meilleures stations et raisonner les investissements en fonction d’un succès escompté. » Voici la conclusion à laquelle sont parvenus les forestiers, membres du réseau Tourbières d’Auvergne après avoir comparé les conditions économiques de mise en place d’une plantation d’épicéas communs dans un bon sol forestier et dans une zone tourbeuse. Cette analyse a permis d’évaluer les impacts, sur la rentabilité de l’investissement consenti, des surcoûts liés à la valorisation de ces terrains difficiles.
Les simulations réalisées sur la même sylviculture (avec un taux d’actualisation de 4 % - voir tableau)
ont été pratiquées à des âges différents pour tenir compte du différentiel de croissance lié à la fertilité des stations. Elles font ressortir que :
w dans le cas d’une futaie régulière d’épicéas, installée sur un « bon » sol forestier, le bénéfice actualisé (BASI 0 1) et l’indice d’efficacité 2 sont positifs. Quant au taux interne de rentabilité (TIR 3), il s’établit à 4,75 % ;
w sur tourbière, avec la même essence, les valeurs du bénéfice actualisé (BASI 0) et de l’indice d’efficacité deviennent négatives (le propriétaire perd 60 centimes d’euro par euro investi) et le taux interne de rentabilité fléchit nettement.
Tout ceci sans compter le paramètre préalable et aléatoire que constitue la réussite de l’installation du peuplement. Or, dans les tourbières, l’accroissement des risques est très fort. Il est notamment lié au taux de mortalité élevé à la mise en place, à la sensibilité accrue aux attaques parasitaires ainsi qu’aux aléas climatiques.
Cette démonstration chiffrée ne manque jamais de marquer les esprits des propriétaires forestiers. Aussi pour les convaincre, les structures de vulgarisation forestière, telles que le CRPF, doivent relayer ces arguments
et démontrer que le boisement « tous azimuts », tel qu’il fut longtemps pratiqué, et même encouragé, n’est plus d’actualité.
Pendant des décennies, le déficit de la filière bois avait conduit les pouvoirs publics à mettre en place des mesures incitatives avec une politique forestière qui était alors à l’expansion des surfaces. Parallèlement, le recul de l’agriculture et sa modernisation avaient libéré des espaces considérables. Aujourd’hui, a contrario, le taux de boisement apparaît suffisant dans bon nombre de régions et la tendance est plus à valoriser ce qui existe qu’à accroître les zones forestières. D’ailleurs, le contexte
juridique prend en compte des zonages qui définissent une « règle du jeu » pour l’utilisation des territoires, ainsi que les zones humides avec leur potentiel hydrologique et
écologique.
Désormais, alors que les coûts de main-d’œuvre et de mise en valeur ne cessent de croître, et tandis que les prix des bois sont plutôt orientés à la baisse, la rationalité économique commande de concentrer les efforts forestiers sur les meilleures stations, en dehors des zones tourbeuses.

Facteurs d’analyse retenus
1. Le BASI 0 ou Bénéfice actualisé, à l’année 0, de la séquence infinie. Il permet de comparer deux hypothèses de durée différente, en considérant qu’elles sont répétées à l’infini.
2. L’indice d’efficacité du capital investi. Il exprime le nombre d’euros gagnés (ou perdus) par euro investi.
3. Le taux interne de rentabilité ou TIR. C’est le taux pour lequel les recettes actualisées compensent les dépenses actualisées. C’est donc le véritable taux de fonctionnement du système.