Approche paysagère – approche écologique : même combat ?

 

Espaces naturels n°48 - octobre 2014

Aménagement - Gouvernance

Thierry Mougey et Nicolas Sanaa
Fédération des PNR de France
Nathalie Bernard
Ingénieur paysagiste

Les menaces qui pèsent sur le paysage sont-elles les mêmes que celles qui pèsent sur la biodiversité ? Globalement oui ! D’ailleurs, si le projet de loi sur la biodiversité comprend un titre « paysage », ce n’est sans doute pas un hasard. Mais, à y regarder de plus près, les choses semblent un peu plus complexes. L’exercice d’analyse est utile afin d’améliorer la compréhension commune entre écologues et paysagistes.

Urbanisation, intensification des pratiques agricoles induisant une disparition des prairies au profit des cultures et la suppression des éléments fixes du paysage (haies, mares, fossés, talus, murets de pierres sèches…), déforestation, enrésinement, gestion en futaie régulière de certains peuplements monospécifiques provoquant des coupes à blanc, fragmentation des milieux naturels par des infrastructures linéaires, manque d’entretien des milieux agro-pastoraux induisant une fermeture des paysages, pollution lumineuse.

LA LISTE DES MENACES COMMUNES EST LONGUE

Les alignements d’arbres, par exemple, ont un intérêt en termes de biodiversité en tant que corridors écologiques et ils participent pleinement à la composition d’un paysage donné en tant qu’élément, voire de structure paysagère. Le long d’une rivière, ils servent à la fois de lieu de reproduction et de transit pour de nombreuses espèces animales ou végétales, mais aussi à signaler la présence de l’eau sur un plateau agricole. On retrouve de manière régulière cette approche croisée Paysage et Biodiversité dans les documents d’urbanisme, en amont dans les porters à connaissance (diagnostics « éco-paysagers ») puis avec l’utilisation de l’article L 123-1-5- 3-2 du code de l’urbanisme, qui permet d’identifier, de localiser et de protéger des éléments qui concourent à la fois à la composition du paysage et au patrimoine biologique du territoire. Un des grands combats communs des écologues et des paysagistes en milieu rural est la lutte contre la fermeture des milieux (des paysages) par la dynamique végétale. L’écologue préconise généralement d’aboutir à une mosaïque des stades (prairial/arbustif/arboré). Le choix des parties à ré-ouvrir et de celles à laisser au stade arbustif ou arboré peut utilement être guidé par une réflexion paysagère. La question devient plus délicate lorsque l’on se trouve sur un site dont le caractère patrimonial (Grand site, site classé…) est lié à un paysage à faible valeur écologique (boisement monospécifique, openfield…).
Que faire dans le cas des peuplements pionniers de mélèzes, identitaires des Alpes du Sud, qui ne devraient pas être bloqués dans une logique de dynamique végétale mais qui peuvent l’être dans une approche paysagère pour répondre aux attentes de la population ? Doit-on replanter un boisement d’essences non indigènes, de résineux par exemple, dévasté par une tempête, car les personnes qui fréquentent cet espace sont attachées à ce type de paysage, alors que l’optimum écologique serait de favoriser la reconquête de l’espace par les milieux ouverts présents avant boisement ? Lors des opérations de réhabilitation de carrières après exploitation, faut-il préconiser de planter, dans un souci d’intégration paysagère, alors que des espèces rares, caractéristiques des écosystèmes pionniers, peuvent être favorisées ?

Concernant la fragmentation des milieux naturels, on peut noter que l’un des objectifs assignés à la Trame verte et bleue (TVB) dans la loi Grenelle 2 est d’« améliorer la qualité et la diversité des paysages ». L’étude de la fonctionnalité des milieux croise de fait les approches écologique et paysagère. La montée en puissance de l’écologie du paysage, qui se traduit notamment par la mise en oeuvre de la TVB, semble d’ailleurs constituer un tournant dans les relations entre écologues et paysagistes. La mise en oeuvre de la TVB génère une prise en compte de la biodiversité beaucoup plus globale, notamment dans des secteurs de « biodiversité plus ordinaires », souvent délaissés, à tort, par les écologues. Les paysagistes français contemporains revendiquent le fait que le paysage est un projet transversal qui permet d’inscrire les politiques sectorielles et les multiples interventions dans les singularités de chaque territoire. En bref, écologues, géographes, paysagistes, etc. revendiquent tous le caractère transversal de leur discipline et leur rôle possible d’« assembleur » !
Ce que l’on constate localement, c’est souvent une meilleure acceptabilité sociale, grâce à l’approche paysagère, des mesures de gestion écologique préconisées, la biodiversité étant parfois considérée comme une contrainte et une affaire de spécialistes. L’approche paysagère semble souvent plus accessible pour le non-spécialiste. Dans des secteurs où la mise en place d’actions de protection de la nature a été mal vécue par les acteurs locaux, l’entrée « biodiversité » peut s’avérer inopérante alors que les mêmes actions peuvent être défendues avec succès sous une entrée « paysage ».

Quant à l’utilisation d’outils de protection du paysage et/ou de la biodiversité, selon les cas, ce sont les paysagistes qui viennent vers les écologues pour argumenter la conservation d’un paysage par la biodiversité, et dans d’autres cas, les écologues ont besoin du paysage pour défendre un projet ou un avis… Par contre, certaines menaces qui pèsent sur la biodiversité ne concernent que peu le paysage et inversement. Cela ne veut bien-sûr pas dire qu’un paysagiste sensible à la préservation de la biodiversité ne va pas les prendre en compte, de même qu’un écologue sensible aux questions paysagères. C’est la cas par exemple de certains types de pollutions qui peuvent ne pas générer d’impact visuel important mais induire un dysfonctionnement écologique. Globalement, tout ce qui concerne la gestion des milieux, comme l’usage intensif d’intrants (engrais, produits phytosanitaires, eau), préoccupe nécessairement de manière importante les écologues. Cependant, les paysagistes y sont de plus en plus sensibilisés, voir contraints (plan Ecophyto) et tendent à adapter leurs projets en fonction des modalités de gestion ultérieure.Un des reproches fréquent des écologues aux paysagistes concerne les plantations. L’idée qu’il faut semer ou planter pour avoir du végétal ne tient pas compte de la régénération naturelle, des banques de graines, de la dynamique végétale, etc.
Le choix des végétaux plantés ou semés est importante : utilise-t-on des espèces de provenance locale, ces espèces sont-elles adaptées aux conditions pédoclimatiques ? Ou, plus grave, ne sont-elles pas des espèces exotiques envahissantes… ?

Un ensemble de menaces ne préoccuperont pas le paysagiste : les activités de prélèvement (chasse, pêche, cueillette…) qui ne seraient pas pratiquées durablement. Par ailleurs, certains concepts mis en avant par des écologues comme celui de la « naturalité » dans la gestion forestière peuvent se heurter à la vision certes de forestiers mais également à une approche paysagère basée sur le souhait des habitants de vouloir conserver un type de paysage façonné par l’homme.
À contrario, certains enjeux qui ont trait à des éléments de paysage « inertes » comme la pollution visuelle (panneaux publicitaires…), ou la banalisation des formes architecturales, n’ont qu’un très faible impact écologique.
Si l’on considère que paysage et biodiversité sont deux thématiques proches et qu’il y a tout intérêt à les associer, la première des choses à faire est qu’écologues et paysagistes se comprennent mieux mutuellement. Il convient donc de former les paysagistes aux enjeux liés à la biodiversité et de former les écologues à l’approche paysagère.

Les paysagistes, qui révèlent souvent ce que nous ne voyons plus ou ne savons plus voir, ont le devoir de participer à l’éveil sociétal sur l’enjeu biodiversité. De leur côté, les écologues doivent développer leur discours et le rendre plus accessible, notamment par une accroche à l’histoire des sociétés. Les paysagistes n’ont pas vocation à faire ou interpréter des inventaires naturalistes, de même que les écologues n’ont pas vocation à étudier les unités paysagères donc le travail en complémentarité et en bonne intelligence semble la voie d’avenir. Les structures qui disposent dans leurs équipes de la double compétence biodiversité et paysage, comme les Parcs naturels régionaux par exemple, sont bien placées pour expérimenter ce croisement : travailler la notion d’« éco-paysage », inclure un volet « paysage » dans un plan de gestion de milieu naturel ou un document d’objectifs Natura 2000, « passer au crible de la biodiversité » une étude paysagère ou un projet d’aménagement paysager, mieux faire converger les outils de protection de la biodiversité avec les outils de protection du paysage, mettre en oeuvre des « plans paysage et biodiversité » comme dans le PNR de la Haute Vallée de Chevreuse, réaliser des atlas couplant biodiversité et paysage comme dans le PNR du Gâtinais français, etc. Une chose est sûre: les écologues comme les paysagistes doivent être vigilents pour que le double enjeu paysage et biodiversité soit bien développé dans tous les projets.

D’une manière générale, le message est aussi à faire passer aux décideurs et commanditaires d’études.