Perte de biodiversité

Placer les mesures de compensation sous éthique

 

Espaces naturels n°31 - juillet 2010

Gestion patrimoniale

Bruno Mounier
Fédération des conservatoires d’espaces naturels

 

Certains aménagements de notre territoire impactent irrévocablement la biodiversité. Un regard critique sur les mesures compensatoires s’avère nécessaire et opportun.

Depuis plus de trente ans, tous les projets le justifiant légalement ont vu l’instauration de mesures compensatoires. Hélas construites dans des conditions parfois peu transparentes, ces mesures sont plus ou moins mises en œuvre.
Ainsi, avant ou après l’autorisation de travaux, les parties prenantes marquent souvent une différence d’intérêt pour la biodiversité. Un « grand écart » dont le vivant est le plus souvent victime.
Le principe du pollueur/payeur (d’ailleurs non remis en cause par le « Grenelle ») est pertinent et de nombreux exemples démontrent l’intérêt de ces mesures, sources de réelles « réparations ». Pourtant, l’existence d’un gouffre entre les dégradations (visibles, irrévocables) et les « plus-values » apportées par ces mesures pose question. Un regard critique sur les mesures compensatoires s’avère opportun.

Réaffirmons tout d’abord quelques fondamentaux en lien avec l’éthique de ces mesures.
• En premier lieu, les politiques de compensation ne doivent pas soustraire à l’obligation de limiter les impacts sur la nature car il est illusoire d’affirmer qu’un équilibre entre dégradations et compensation est possible. Il existe toujours une perte nette finale.
• Certaines dégradations doivent conduire au refus des plans, programmes ou projets déposés. Celles, notamment, relatives aux espèces endémiques ou aux milieux très rares qui ne sauraient être équitablement compensées. Il en est de même lorsque des seuils de dégradation irréversible sont atteints.
• La notion d’utilité publique doit garder son sens profond. Pour chaque projet, la notion d’intérêt général doit être démontrée.
• Le bilan d’action des entreprises (et la communication qui en découle) doit dissocier les programmes menés en faveur de la protection de la nature (itinéraire vertueux de production, mécénat, aménagements d’espaces…), de ceux résultant d’obligations (évitements, compensations…). Ceci d’ailleurs en conformité avec une volonté affichée des entreprises, privées et publiques, de s’investir face aux problèmes d’environnement.
• Les fonds issus des mesures doivent s’additionner à tous les autres. Il serait dramatique que des moyens nouveaux, issus d’une politique de compensation redynamisée, se substituent aux politiques publiques et initiatives privées existantes en faveur de la biodiversité.
L’aboutissement serait que les financements pour la biodiversité diminuent d’autant que les moyens issus de mesures compensatoires augmentent.

Ces éléments d’éthique réaffirmés, le cadre d’application des mesures compensatoires mérite d’être précisé.
• Les actions doivent être en relation directe avec les dégradations et induire des effets pérennes.
• Une cohérence entre les espaces (et leurs fonctions patrimoniales) dégradés et les surfaces compensatrices doit être recherchée en donnant priorité en particulier à la proximité territoriale.
• La conception de l’action compensatoire doit intégrer une approche globale sur les effets cumulatifs. Il n’est pas cohérent, par exemple, de traiter les mesures compensatoires d’un long aménagement linéaire par sections indépendantes.
• Une réelle traçabilité des actions est indispensable (qui a payé, pourquoi ?) car en plus d’être durable (résultats effectifs et protections pérennes), les actions doivent être évaluables. Elles doivent donc tenir compte de « l’avant », pour identifier les plus-values de biodiversité « après ». La définition d’indicateurs au moment de la décision est fondamentale, autant que l’évaluation effective à échéance.

L’efficience impose de définir clairement les objectifs. Ainsi, les mesures compensatoires doivent servir prioritairement :
• La préservation de populations d’espèces ou d’habitats aux fonctionnalités comparables et justifiant une gestion active.
• La renaturation, c’est-à-dire un ensemble d’actions conduites sur des sites présentant des potentialités comparables aux espaces dégradés.
Il faut par ailleurs être prudent sur des actions de recréation, et donc ne les conduire qu’à titre expérimental car leur essence les confronte à deux limites majeures : le choix de l’état supposé naturel auquel elles doivent conduire est arbitraire (anthropocentré) et son succès est souvent aléatoire.
Ayant posé le regard sur les finalités, la question de l’équivalence écologique se pose évidemment avec acuité. Comment déterminer des « prescriptions objectives » permettant d’identifier clairement les gains de biodiversité alors que la notion de patrimoine est forcément subjective ?
Selon qu’elles répondent à des enjeux d’espèces, d’espaces ou encore de paysage dans des secteurs biogéographiques variés, des prescriptions très différentes peuvent être considérées comme acceptables.

Les mesures, pour être efficaces, doivent être durables et fondées sur des protections fortes et structurantes, de type maîtrise foncière ou réglementaire. En prenant garde toutefois à ce qu’elles ne constituent un simple transfert de responsabilité (et de financement) sur l’État. Une compensation par la simple création d’une réserve naturelle par exemple, constitue l’illustration concrète d’un tel transfert. Dans le même esprit, sauf si les mesures permettent de consolider ou étendre clairement les protections (surface augmentée, statut renforcé), les zones bénéficiant déjà de protections fortes ne peuvent être concernées par des mesures compensatoires.
Les études de suivi d’impact, les équipements de valorisation, la sensibilisation ou les actions de formation ne peuvent constituer à eux seuls des mesures de compensation. Ces actions sont cependant cohérentes en accompagnement des mesures structurantes.
La recherche d’efficacité implique des financements à un juste niveau, permettant au porteur des mesures de les mettre en œuvre dans des conditions convenables.
Au-delà de la biodiversité, les valeurs esthétiques, culturelles, récréatives ou morales de certains milieux doivent être prises en compte dans la détermination de la compensation au même titre que leur valeur écologique.
Malgré trente-cinq ans d’existence, peu de références ont été construites. Le suivi et l’évaluation des mesures doivent donc s’envisager sur une période pertinente.
La « plus-value de biodiversité » obtenue par des actions de gestion écologique doit être démontrée, ce qui impose des cahiers des charges élaborés avec une grande précision au moment de la décision.
Pour tenir compte des incertitudes des résultats, l’application d’un taux multiplicateur aux surfaces à compenser doit permettre, le cas échéant, de tenir compte du risque d’échec.
Plus globalement, la mise en œuvre de ces mesures compensatoires ne peut s’inscrire dans un cadre normatif rigide. Il n’y a pas, en matière de biodiversité, de vérité absolue transposable. Une mesure compensatoire réussie est donc probablement un ensemble d’actions composé en fonction du contexte. Le vivant, par sa complexité, ne peut se réduire en une équation simpliste.

Dans l’ensemble de cette démarche, c’est la mise en œuvre des mesures compensatoires qui constitue l’un des principaux problèmes. C’est d’ailleurs ce à quoi cherche à répondre la loi Grenelle II, qui réforme les études d’impact et impose une évaluation des actions (article 86). Cette évolution est importante car elle introduit des obligations de résultats. L’installation de possibilité de recours est probablement une piste pertinente d’amélioration. Gageons que ce texte aura des conséquences positives et durables et que ses aspects plus coercitifs porteront leurs fruits.
Une autre voie d’amélioration des études d’impact aurait pu encore être envisagée en séparant diagnostic et inventaire d’une part, et définition des mesures compensatoires accompagnées d’une étude de faisabilité d’autre part.
Enfin, il est souhaitable que, pour garantir leur objectivité, les porteurs d’actions compensatoires soient extérieurs aux processus qui ont conduit à la définition des mesures. Ils doivent pouvoir apporter des solutions inscrites dans le temps et disposer d’une technicité avérée. C’est là le sens de la charte éthique des Conservatoires régionaux d’espaces naturels éditée en mai 2009.
Plus généralement, une réflexion autour du label de qualité sur la base de savoir-faire avérés pour les structures porteuses pourrait être opportune.
La mise en place de mesures compensatoires cohérentes est un des facteurs d’acceptation sociale des projets d’aménagement du territoire, et probablement un des enjeux du volet du Grenelle de l’environnement croisant politiques de biodiversité et de territoire. L’incapacité d’endiguer la perte de biodiversité et l’arrivée des Trames vertes et bleues imposent des progrès majeurs.