Regards croisés d’une philosophe et d’un écologue
Espaces naturels n°64 - octobre 2018
« Exotique », « envahissante », ces termes véhiculent des notions qui ne sont pas neutres. Dans le domaine des EEE, peut-être plus encore que dans tout autre domaine, le choix des mots est important...
Virginie Maris (VM) : Plusieurs travaux en sciences humaines ont dénoncé une forme de xénophobie environnementale en montrant comment le vocabulaire de la biologie des invasions a été calqué sur un vocabulaire militaire, nationaliste et xénophobe. Effectivement, les problèmes d’invasions biologiques ont pu, particulièrement dans l’histoire des États-Unis, servir d’exutoire à un sentiment nationaliste face aux vagues d’immigration. On peut penser aux images péjoratives véhiculées par les biologistes américains du XIXe siècle face à l’arrivée du Papillon tsigane (Lymantria dispar dispar) ou du Scarabée japonais (Popillia japonica). Cette accusation, importante, a été en partie entendue par les biologistes des invasions, qui tentent de se défaire de cette charge normative implicitement véhiculée par leur vocabulaire en le « neutralisant ». On parle aujourd’hui d’« espèces exotiques envahissantes » pour ne pas essentialiser le caractère invasif des espèces non natives. Dans l’usage, il semble opportun de se concentrer sur les impacts écologiques de nouveaux arrivants plutôt que de stigmatiser leur origine géographique.
"On parle aujourd’hui d’« espèces exotiques envahissantes » pour ne pas essentialiser le caractère invasif des espèces non natives." (VM)
Serge Muller (SM) : J’ai écrit il y a une dizaine d’années dans Le Monde des Plantes un article intitulé « À propos de plantes invasives et de plantes envahissantes ». Je répondais à Jacques Blondel, qui avait estimé dans un article précédent que le terme « invasif », issu du monde médical, n’avait pas lieu d’être utilisé en botanique. Je pense aujourd’hui encore qu’il faut conserver ce terme d’invasif (qui a depuis été accepté avec son sens écologique par l’Académie française) pour désigner à la fois les caractères envahissant et allochtone des espèces. Ainsi, certaines espèces indigènes peuvent devenir envahissantes, mais les espèces ne seront qualifiées d’invasives que lorsqu’elles sont introduites et envahissantes hors de leur territoire d’indigénat. La stratégie nationale relative aux espèces exotiques envahissantes que j’ai coordonnée l’année dernière à la demande du ministère en charge de l’Environnement indique de même dans ses définitions « Espèce exotique envahissante (ou invasive) ». L’acronyme EEE est aussi, selon moi, assez évocateur. On remarquera que cette même stratégie ne mentionne pas dans son titre le terme de « lutte », qui me semble excessif et parfois mal adapté, mais stratégie nationale « relative » aux EEE…
Les EEE sont un des signes de l’homogénéisation biotique mondiale, qui est l’une des facettes de l’anthropocène. Dans cette perspective évolutive, comment les gérer : faut-il lutter ou adapter ?
Virginie Maris : La circulation des espèces à travers la planète est vieille comme la vie. On assiste néanmoins à une intensification des déplacements humains et des échanges de marchandises à l’échelle planétaire dans le sillage desquels de nombreuses espèces se retrouvent catapultées dans des milieux avec lesquels elles n’ont aucune histoire évolutive commune. Or certaines espèces sont très performantes quand il s’agit de coloniser des nouveaux milieux. On parle notamment d’un « top ten » des envahissantes, parmi lesquelles la Moule zébrée ou la Carpe asiatique, qui font des ravages un peu partout où elles s’implantent. Cela peut faire craindre une forme de « Mac Donaldisation biotique ». Or l’incroyable diversité des écosystèmes à travers la planète est une richesse inestimable qu’il faut savoir protéger. Néanmoins, il faut bien penser que la circulation des espèces ou les invasions biologiques ne sont qu’une facette, et peut-être pas la pire, de ce processus d’homogénéisation. Je pense, entre autres, aux pratiques agricoles intensives, à l’exploitation et l’extraction des ressources, et à la mondialisation économique en général qui menacent directement la diversité biologique et culturelle. Par ailleurs il ne faut pas perdre de vue que la vulnérabilité des milieux aux invasions est très liée à leur état écologique. Dans ce contexte, la lutte contre les EEE ne doit pas servir de prétexte pour ne pas mener des politiques plus larges mais plus efficaces de prévention et de protection des milieux naturels.
Serge Muller : Je pense qu’il ne faut pas laisser se développer les invasions biologiques qui ont des impacts négatifs sans intervenir. C’est la seconde cause d’érosion de la biodiversité dans les îles tropicales et leur impact n’est pas qu’écologique, il est aussi sanitaire et économique. Cependant, il ne faut pas intervenir partout de la même manière, mais plutôt concentrer les efforts là où il y a les enjeux les plus importants et où on peut obtenir des résultats. Je suis membre du conseil d’administration du Parc national de la Vanoise, et à ce titre, j’ai eu à m’exprimer sur le programme d’action du Parc l’an passé. J’ai relevé qu’il n’y avait aucun volet sur les EEE. On m’a répondu qu’il n'y avait que peu d’EEE dans le Parc actuellement. Raison de plus, ai-je argumenté, il vaut mieux prévenir et intervenir de manière précoce, plutôt que d’attendre qu’il soit trop tard pour pouvoir intervenir de manière efficace. On peut ainsi essayer de maintenir des espaces (de référence) indemnes d’invasions, autant que possible. Sur d’autres territoires, on devra s’accommoder de leur présence, ou développer la lutte biologique, lorsqu’elle est possible sans risques pour d’autres espèces. Je regrette l’homogénéisation en cours, qui est le résultat de la mondialisation et de la multiplication des transports. Mais dans ce contexte, nous devons faire ce que nous pouvons pour prévenir les introductions d'EEE.
Crises climatique, démographique, de la biodiversité… le parallèle entre migrations biologiques et migrations humaines est vite fait. Qu’en pensezvous ?
Virginie Maris : La distinction entre « native » et « exotique » se trouve aujourd’hui brouillée par les changements climatiques, dont on observe déjà les effets sur la biodiversité. Il est difficile de dire si des populations biologiques qui se déplacent pour répondre au réchauffement doivent être considérées comme exotiques : elles se déplacent du fait – indirect – des activités humaines mais colonisent de nouveaux milieux par elles-mêmes. Le naturel et l’artificiel s’entremêlent. Dans un monde qui change très rapidement, les déplacements peuvent être une ressource pour protéger la biodiversité et nous obligent à repenser la notion d’indigène/exogène. De la même façon que les frontières nationales empêchent les populations humaines de circuler librement et de se déplacer vers des milieux qui leur offriraient des conditions de santé, de sécurité et d’épanouissement satisfaisantes, une vision trop rigide de ce qu’est la bonne aire de distribution d’une espèce pourrait nuire à la résilience et à l’adaptabilité naturelle des espèces et des communautés biologiques.
"Il ne faut pas intervenir partout de la même manière, mais plutôt concentrer les efforts là où il y a les enjeux les plus importants." SM
Serge Muller : Selon moi, les migrations humaines et les migrations biologiques n’ont rien à voir. Les humains appartiennent tous à la même espèce et leurs migrations actuelles sont pour beaucoup la conséquence de la misère ou de la guerre. Les migrations biologiques, volontaires ou involontaires, sont, dans leur grande majorité, le fait des humains, et elles concernent des espèces différentes. Il y a certes des migrations spontanées d’espèces, en réponse au changement climatique par exemple, mais elles sont progressives. Ainsi, des espèces méditerranéennes remontent-elles vers le nord, s’adaptant à des changements climatiques et environnementaux. Mais il ne faut pas faire l’amalgame entre migrations biologiques et humaines. Si l’on essaie de contenir ou d’empêcher les migrations biologiques, c’est du fait de leurs conséquences négatives sur la biodiversité et les services écosystémiques.