Espèces exotiques envahissantes, de quoi parle-t-on ?
Espaces naturels n°64 - octobre 2018
Entomologiste et naturaliste, Vincent Albouy, auteur d’un ouvrage récent sur les espèces exotiques envahissantes (EEE)1, fait le point sur les définitions qui y sont liées. Cadrage lexical bien nécessaire à un sujet complexe, potentiellement polémique.
Dans son livre Biological invasion paru en 1996 et qui a fait date sur ce sujet, le botaniste Mark Williamson indique : « une invasion biologique survient quand un organisme vivant, quel qu’il soit, arrive quelque part hors de son aire de répartition initiale. » Cette définition, que l’on peut qualifier de neutre, se contente d’enregistrer un fait, un déplacement géographique, sans prendre en compte ni la dynamique démographique de cet organisme, ni ses conséquences. D’après la Convention sur la diversité biologique adoptée en 1992 au Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, une espèce exotique « s'entend d'une espèce, d'une sous-espèce ou d'un taxon inférieur, introduit hors de son aire de répartition naturelle, passée ou présente, et comprend toutes les parties, gamètes, graines, oeufs ou propagules d'espèces de ce type qui pourraient survivre et se reproduire ; une espèce exotique envahissante « s'entend d'une espèce exotique dont l'introduction et/ou la propagation menace la diversité biologique ». Le caractère envahissant d’un organisme découle donc des conséquences de sa dynamique démographique sur la seule biodiversité. Le doryphore, qui, à partir des années 1920, a proliféré dans les champs de pomme de terre en Europe, n’entre pas dans la catégorie des espèces exotiques envahissantes, car il s’attaquait uniquement à une autre espèce exotique provenant d’Amérique comme lui.
UNE DÉFINITION PRAGMATIQUE
Depuis 2014 l’Union européenne dispose d’une définition administrative officielle, tirée du règlement UE 1143/2014 relatif à « la prévention et à la gestion de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes ». Est envahissante « une espèce exotique dont l'introduction ou la propagation s'est révélée constituer une menace pour la biodiversité et les services écosystémiques associés, ou avoir des effets néfastes sur la biodiversité et lesdits services. » Très proche de la précédente, elle introduit toutefois la notion de services écosystémiques. C’est une définition pragmatique, dans le sens où elle doit déboucher sur des actions concrètes des États membres. Par exemple, les négociateurs de l’accord ont fait disparaître les aspects sanitaires et économiques des conséquences des invasions biologiques, abordés dans le cadre d’autres règlements ou directives. De même, la liste des espèces contre lesquelles la lutte est obligatoire est restreinte à 37 seulement, alors que la Commission européenne estime qu’en moyenne huit espèces exotiques envahissantes s’installent chaque année sur notre continent.
L’expression « espèce invasive », souvent utilisée comme synonyme d’espèce exotique envahissante est un anglicisme approximatif. Si « invasive », adjectif anglais, se traduit par « envahissante », la notion d’exotisme, c’est-à-dire originaire d’une autre partie du monde, a disparu. Elle est toutefois implicite selon la définition donnée en 1999 par l’Invasive Species Specialist Group (ISSG) de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) : est invasive une espèce qui, s’étant établie dans un nouveau domaine géographique (écosystèmes ou habitats naturels ou semi-naturels), y est un agent de perturbation et nuit à la diversité biologique. Dans un souci d’efficacité, l'UICN a restreint en 2000 l'emploi de ce terme aux seules invasions biologiques d'origine humaine.
RIEN N’EST JAMAIS SIMPLE DANS LA NATURE
Les définitions de la Convention pour la diversité biologique comme de l’Union européenne sont négatives, mettant en avant uniquement les atteintes causées à la biodiversité et au fonctionnement des écosystèmes. Mais rien n’est jamais simple dans la nature. Parfois les espèces exotiques envahissantes peuvent avoir des influences positives. Par exemple, deux escargots d’eau douce envahissants ont fait disparaître de la Martinique le vecteur autochtone de la bilharziose intestinale et contribué à éradiquer cette maladie parasitaire. En rade de Brest, les études ont montré que la Crépidule américaine, coquillage qui pullule et entre en compétition avec la Coquille Saint-Jacques, ressource de valeur pour les pêcheurs, maintient par son action filtrante une qualité de l’eau satisfaisante. Ce qui ne retire rien aux dégâts que ces espèces causent à la biodiversité, mais complique les éventuelles stratégies de lutte qui pourraient être adoptées.
Mark Williamson a édicté la règle des trois-dixièmes ou des dizaines, permettant de hiérarchiser le potentiel envahissant des plantes. Sur dix plantes introduites, une seule se maintient de manière « fugace » c’est-àdire qu’elle ne peut se maintenir à long terme que par l’introduction régulière de nouveaux individus. Sur dix plantes fugaces, une se naturalise et parvient à se reproduire à long terme dans son nouveau milieu d’accueil. Et sur dix plantes naturalisées, une devient envahissante, c’est-à-dire se met à proliférer. Ces catégories fugace/naturalisée/ envahissante concernent aussi les animaux, mais les proportions indiquées par Williamson ne sont valables que pour les plantes.
METTRE L’ACCENT SUR LA PRÉVENTION
L’invasion la plus facile à juguler est celle qui n’a pas lieu. L’accent doit donc être mis sur la prévention. Ce qui amène à évoquer les outils politiques et juridiques de gestion existants. Premier constat, les espèces exotiques envahissantes sont les filles de la mondialisation des échanges depuis au moins l’Antiquité, avec par exemple l’arrivée chez nous de la Souris grise et du Rat noir originaires de l’ouest de l’Asie. Cette mondialisation ne cessant de s’accélérer, les espèces exotiques envahissantes se multiplient et la lutte préventive se heurte à la liberté du commerce. Si l’Australie s’est dotée d’un service de quarantaine très efficace, c’est qu’elle a la chance de n’avoir que des frontières maritimes. La libre circulation des marchandises dans l’Union européenne rend illusoire la mise en place d’un tel système de contrôle suffisamment efficace au niveau d’un seul pays. Mais un contrôle n’est pas impossible, car il existe au sein de l’Organisation mondiale du commerce, depuis 1995, un accord donnant un cadre juridique à des mesures de restriction des échanges commerciaux pour des motifs sanitaires ou phytosanitaires (accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires, dit SPS). À ce même niveau international, diverses conventions sur la diversité biologique, le commerce des espèces menacées, les espèces migratrices, les zones humides obligent les parties contractantes à lutter contre les espèces exotiques envahissantes. Au niveau de l’Union européenne, outre le règlement spécifique évoqué plus haut, d’autres sur l’aquaculture et sur le commerce des espèces menacées, la directive-cadre sur le milieu marin ont créé pour les États-membres des obligations de prise en compte des espèces exotiques envahissantes, par des mesures visant plutôt à limiter les introductions qu’à lutter contre les espèces ayant réussi à s’implanter.
Enfin au niveau national, par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, par divers articles du Code rural, du Code de la santé publique, du Code de l’environnement et par divers arrêtés, la France dispose d’outils législatifs et réglementaires pour lutter contre les espèces exotiques envahissantes. Depuis 2016, cette lutte est formalisée dans la « Stratégie nationale relative aux espèces exotiques envahissantes » comprenant cinq axes : prévention de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes ; interventions de gestion des espèces et restauration des écosystèmes ; amélioration et mutualisation des connaissances ; communication, sensibilisation, mobilisation et formation ; gouvernance.
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(1) Étonnants envahisseurs. Ces espèces venues d’ailleurs. V. Albouy, 2017, 159 p., éditions Quae.