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Entre légalité et légitimités locales comment le droit s’adapte-t-il ?

 
Études - Recherches

Olivier Barrière
Anthropo-juriste de l’environnement

 

Comment articuler le droit législatif et réglementaire avec les légitimités locales ? Une logique de négociation s’impose. L’articulation entre droit officiel et logiques locales devient une nécessité d’autant plus forte que les spécificités locales sont élevées.

Le droit est un produit social, il définit une régulation qui dépasse le cadre de la loi et du règlement administratif. Cet état de fait soulève plusieurs questions : le droit étatique doit-il s’adapter dès lors qu’il est confronté aux contextes socioculturels locaux ? Comment, alors, relier les légitimités locales à la légalité nationale ? Des interrogations prégnantes dans les espaces naturels. En Guyane par exemple, la pêche à la nivrée (effectuée par les Amérindiens Wayana) consiste dans l’enivrement des poissons au moyen de la sève de lianes spécifiques. Cette pratique relève d’une culture ancienne et le code de l’Environnement interdit ces manières de faire1. Il en déroge2 cependant pour le Parc amazonien de Guyane au nom de la subsistance des populations autochtones ou locales (droits d’usage collectif).
Avec cet exemple, on perçoit la nécessité d’articuler le droit positif et les logiques locales. Nécessité d’autant plus forte que la diversité culturelle et les spécificités locales sont élevées. Mais comment faire ? La question reste entière, voyons en quels termes elle se pose.

Toute la complexité du droit. Pour comprendre la place du juridique dans les espaces naturels, il est nécessaire de s’interroger sur le lien entre le droit de l’État et celui pratiqué par les acteurs concernés.
En effet, le droit est une matière particulièrement complexe en raison de la diversité de ses sources (étatiques, infra et supra étatiques, sociétales), de ses instruments (textes législatifs et administratifs, jurisprudence, conventions, chartes, projets, plans, codes de bonne conduite, recommandations, engagements, principes, conseils, déclarations…) et de ses destinataires.
Le droit impératif hiérarchise les normes et procède d’une logique descendante et stratifiée : de la loi aux décrets, aux arrêtés et délibérations locales.
Cependant, cette vision du droit positif n’est que partielle car le droit offre également une texture moins « dure », une nature moins réglementaire témoignant d’une transformation en cours, et d’un caractère plus ouvert à une participation locale.
En effet, au droit impératif induisant des règles précises, obligatoires et sanctionnées, s’ajoute un droit souple caractérisé par son imprécision (flou), son absence d’obligations (doux) ou de sanctions (mou) donnant lieu à des normes incitatives, recommandatoires, programmatoires, déclaratoires, permissives et subsidiaires.
L’idée même que, classiquement, nous nous faisons du droit s’ébranle face au droit souple qui ne relève pas de l’ordre et de la contrainte.
Il en est ainsi des orientations des projets de territoire que sont les chartes d’aires protégées.
Mais simultanément à cette stratification réglementaire et à ce droit souple, se développe une régulation juridique propre aux communautés et aux individus, modelée par les relations sociales et par les paradigmes socioculturels. Celle-ci se définit par les droits coutumiers ou les usages locaux (manières de faire, art. L. 511-3 du code Rural), les représentations (manières de voir) et les habitus (manière d’être et de penser).
Ce qui relève du droit reste toujours fondé sur un impératif commun à toutes les sociétés : prendre pour modèle de comportement ce qu’elles considèrent comme essentiel à leur perpétuation.
Que l’on soit en Guyane ou dans les Pyrénées, le Mercantour, en Vanoise, à la Réunion, etc., l’enjeu demeure celui d’une régulation des rapports à l’environnement qui, à la fois, intègre les paradigmes des sociétés et les objectifs de conservation justifiant l’aire protégée. L’enjeu est également de s’adapter aux contextes pour être socialement acceptée et par conséquent effective. Trois options se présentent alors :

Imposer par le haut. Une première option consiste à choisir le droit positif (législatif et réglementaire). Il s’impose au droit social et l’ignore ; le droit c’est la loi.
Se pose alors la difficulté de l’application de la norme imposée et du contrôle de sa mise en œuvre, qui sont souvent l’objet d’une négociation. Si les tourbières, par exemple, font l’objet d’une protection justifiant l’interdiction de les labourer, une négociation peut souvent s’imposer face aux impératifs économiques des systèmes d’exploitation.

L’adhésion. L’option deux peut s’illustrer dans le droit conventionnel et d’adhésion. Le droit étant plus large que la loi, il naît également de rapports contractuels, de proclamations voire d’arrangements qui peuvent se situer dans le flou.
S’il y a contradiction entre droit positif et droit social, l’articulation n’est alors pas toujours bien explicite et se fait sous forme de tolérance qui peut, du coup, mettre en difficulté les agents dont le travail est de faire respecter le droit positif.
La transaction, prévue par la loi (droit pénal), entre dans une logique d’arrangements.
Dans le cadre de la protection des espaces naturels, l’adhésion ou la relation contractuelle se situe souvent dans l’incitation financière (primes des mesures agro-environnementales territorialisées…) ou encore par le biais d’accords tels Natura 2000, chartes de territoire (de Pays, de PN ou de PNR), plans d’aménagement et de développement durable (Padd), outils d’urbanisme (Scot ou PLU)…

Le droit négocié. Une troisième option se concrétise dans le droit négocié. Ce droit est le résultat d’un syncrétisme de modèles de comportement, « d’être » et de « devoir-être », concerté dans une perspective interculturelle (pont entre les cultures). La prospection d’un droit négocié se définit par la prise en compte du pluralisme juridique, que certains pays reconnaissent explicitement au sein même de leur Constitution (Canada, 1982 ; Australie, 1993/2009), afin de relever le défi de l’imbrication du commun et du singulier.
Dans le contexte d’un parc national français, l’enjeu d’un droit négocié irait dans le sens de l’objectif d’une solidarité écologique (art. L.331-1 et 3 du code de l’Environnement) entre le cœur et l’aire d’adhésion. L’enjeu pour le parc d’entrer dans une phase de négociation (davantage que de concertation) est de parvenir à répondre à ses objectifs en respectant le modèle culturel existant des populations sans en imposer un autre, qui serait perçu comme « parisien » ou « occidental » selon le parc concerné.

Quelle articulation ? Le besoin de formaliser un droit dans les espaces naturels s’avère donc essentiel et son effectivité appelle une appropriation socioculturelle de la logique de conservation. Ceci afin de parvenir à une régulation environnementale acceptée par les acteurs destinataires. L’enjeu est moins d’intégrer le coutumier dans le droit commun (ce qui multiplierait les exceptions, spécificités et dérogations) que d’adopter une attitude pluraliste ; c’est-à-dire d’accepter la coexistence d’une diversité de systèmes juridiques.
Les parcs nationaux offrent une parfaite illustration de cet enjeu d’articulation auquel la charte devrait répondre, et c’est sans doute un défi difficile à relever…

1. Le fait de « jeter dans les eaux des drogues ou appâts en vue d’enivrer le poisson ou de le détruire » est puni de deux ans d’emprisonnement et de 4 500 euros d’amende (art. L. 436-7, code de l’Environnement). • 2. Art. L331-15-3, code de l’Environnement.