Protection de la nature et culture, une histoire commune
Espaces naturels n°53 - janvier 2016
Jérôme Fromageau, co-directeur du Centre de recherche sur le droit du patrimoine culturel
Henri Jaffeux, président de l’Association pour l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement
www.ahpne.fr
Les espaces naturels protégés d’aujourd’hui sont le produit d'une histoire déjà longue. Ils sont aussi le reflet changeant des relations que notre société entretient avec
son environnement naturel à des époques données. Panorama historique en France métropolitaine.
On s’accorde habituellement sur l’origine américaine des plus connus d’entre eux : les parcs nationaux. La philosophie qui les soutient en Amérique, qui met quasi exclusivement en avant la protection de la vie sauvage et des beautés de la nature, et en exclut toute forme d’intervention humaine, est à la base de la wilderness 1 . Lorsque cette idée de « parc national » surgit du Nouveau monde, à la fin du XIX e siècle, il n'y a en France et dans les autres pays d’Europe, ni définition officielle, ni législation permettant leur création. L’application pure et simple du modèle américain se heurte, justement, à des considérations d’ordre culturel. L’empreinte de l’occupation humaine est presque partout pré- sente, sauf en haute montagne, mais pas pour longtemps. Et la révolution industrielle fait son chemin, bouleversant les schémas de pensée et la relation homme-nature. Domine l’idée de progrès apportée par la science et la technique au détriment de la nature dont il faut exploiter les ressources au bénéfice de l’homme. Sa protection n’est donc pas une préoccupation sociale prégnante. Si protection il doit y avoir, dans l’esprit des contemporains de cette époque, c’est avant tout celle des monuments historiques et des œuvres artistiques.
NATURE COMME MONUMENTS : DES PROTECTIONS EN RÉACTION À DES MENACES
La folie destructrice de certains révolutionnaires visant à éliminer toute trace de l’Ancien Régime, avait conduit certains à s’y opposer tels l’abbé Henri Grégoire ou encore Alexandre Lenoir, très vite relayés, entre autres, par Ludovic Vitet, premier inspecteur des monuments historiques, puis Prosper Mérimée ou Victor Hugo. Leur action finit par porter ses fruits, conduisant l’État à intervenir. De 1830, qui voit la nomination d'un inspecteur général des monuments historiques, 24 Espaces naturels n° 53 janvier - mars 2016 en passant par l’installation d’une commission des monuments historiques en 1834, le lancement d’un inventaire en 1837, l’adoption d’une loi en 1887 pour la conservation des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique et artistiques, jusqu’à celle de 1913 modernisant la précédente - qui sert encore de fondement à la législation relative à la protection du patrimoine culturel ; c’est tout un corpus juridique, scientifique, administratif et technique qui voit le jour. Mais cela a pris presque un siècle !
Si la Révolution de 1789, par certains de ses excès, est à l’origine de ce vaste mouvement de protection du patrimoine historique monumental et arti stique, on peut, par contre, attribuer à la révolution industrielle la prise de conscience, par une partie de l’opinion publique, des atteintes portées aux beautés de la nature et aux paysages par l’urbanisation, l’affiche réclame, les usines, la houille blanche, le déboisement, les carrières et l’ouverture de routes et voies ferrées.
Une élite urbaine composée de notables, de naturalistes, de forestiers, de savants, des peintres de l’École de Barbizon 2 et d’écrivains, tels que, de nouveau, Victor Hugo, mais aussi, des personnalités aussi différentes que Georges Sand ou Elisée Reclus, soutenues par quelques rares hommes politiques comme Charles Beauquier, sont à l'origine de ce mouvement. Il faut y ajouter l’action militante du Club alpin français, créé en 1874, du Touring club de France, créé en 1890 et de la Société des paysages de France créée en 1901.
Ces acteurs militent pour la protection des monuments historiques et, simultanément, pour la défense des paysages et des sites pittoresques en cherchant à faire bénéficier leur action du type de corpus constitué en faveur des monuments historiques. Ils finissent par obtenir, en 1906, le vote de la loi organisant la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique grâce à l’engagement de Beauquier, mais celui-ci échoue à faire créer une Caisse des beaux sites et des monuments naturels sur le modèle de la Caisse nationale des monuments historiques (finalement créée en 1914). Il faudra attendre 1930 pour qu’il soit porté remède aux insuffisances de la loi de 1906 et que son champ soit élargi aux sites à caractère historique, scientifique, légendaire ou pittoresque. Comme pour le patrimoine historique, le dispositif hérité des lois de 1906 et 1930 est toujours en place. Mais on doit lui rattacher de nouvelles et importantes étapes intervenues à partir des années soixante : la loi Malraux de 1962 sur les secteurs sauvegardés pour préserver et requalifier les cœurs historiques des villes en maîtrisant l’urbanisme, les zones de protection du patrimoine architectural et urbain (ZPPAU devenues depuis ZPPAUP) à vocation patrimoniale plus large, la loi de 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages.
VERS DES ESPACES NATURELS-CULTURELS
Si on revient à la seconde moitié du XIX e , et au début du XX e , les idées et les premières actions de protection de la nature, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, commencent à émerger au travers, notamment, de débats sur les animaux jugés nuisibles et ceux jugés utiles (à l’agriculture), sur l’opportunité d’acclimater des espèces importées des colonies, sur certaines activités et pratiques telles que la plumasserie (la mode des chapeaux à plumes) ou l’aveuglement des oiseaux chanteurs. Après le ralliement, au tournant du siècle, de la SNA (Société nationale d'acclimatation) à ces idées protectrices, sous l’influence d’Edmond Perrier, son président, des réserves sont créées. Mais il s’agit d’initiatives privées, sans fondement législatif. Il faut attendre 1957 pour instaurer des réserves naturelles officielles et 1960 pour créer des parcs nationaux. Par la suite, de nombreux autres types d’espaces protégés sont instaurés. La frise ci-dessous en fixe les principales étapes.
Avec la mise en œuvre de ces nouveaux statuts sur le terrain, dans des contextes variés, un constat s’impose au début des années 1980 : la protection réglementaire est une condition nécessaire mais pas suffisante car bien souvent, le patrimoine naturel (la flore et la faune, les écosystèmes) que l’on cherche à conserver réagit aux activités qui continuent de s’exercer ou qui ne s’exercent plus dans ou à l’entour des espaces protégés. Vient le temps de la gestion de la nature. Les personnels se forment aux techniques de gestion, au génie écologique. On crée en 1980 la cellule inter-parcs, qui donne naissance en 1993 à l’Aten (l’Atelier technique des espaces naturels) à cette fin. Les réserves naturelles se dotent de plans de gestion. Des colloques sont organisés. Plus tard, à partir de 1995, un forum annuel réunit les gestionnaires d’espaces protégés.
Cette préoccupation, qui tend à introduire et à réaliser une gestion dynamique des espaces naturels protégés et à les valoriser, gagne les sites naturels classés au titre de la loi de 1930, notamment les plus étendus et plus emblématiques d’entre eux, à qui est accordé le label Grand Site de France. À partir de ce qui est devenu un modèle conçu pour le patrimoine naturel, le même processus va ensuite s’appliquer à toute intervention patrimoniale, et finir par être adopté en matière de patrimoine culturel, qu’il soit monumental ou non, l’expression la plus extensive en étant fournie par les ZPPAUP.
Aujourd’hui, les deux types de patrimoine, le naturel (les œuvres de la seule nature) et le culturel (les œuvres humaines) sont contenus et reconnus dans ce vaste champ d’intervention des espaces protégés. Il n’est qu’à consulter les listes de sites pour s’en convaincre. Et on peut s’en réjouir, d’autant que certains sont distingués sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO ou bénéficient du diplôme du Conseil de l’Europe. Mieux, leur valeur multi-patrimoniale, naturelle et culturelle est souvent présente. Il s’agit alors, pour le gestionnaire et les autres acteurs impliqués, d’assurer la cohabitation harmonieuse, la préservation et la mise en valeur de l’ensemble des composantes patrimoniales culturelles, historiques, paysagères et biologiques sans exclusive.
Mais notre époque est à la simplification, dont on parle tant, et au changement de la règle de droit avant même que celle-ci n’ait produit ses effets et n’ait été évaluée. Dans ce mouvement, une partie du corpus patrimonial dont on vient de relater l’histoire, épaisse de plus d’un siècle et demi, est considérée par certains comme un frein à la modernisation du pays.
Parmi les raisons évoquées, la différenciation des législations, réglementations et procédures s’appliquant à des composants patrimoniaux différents et entremêlés, ou juxtaposés sur un même espace, et le morcellement des responsabilités d’administration des territoires concernés, expliquent la tendance actuelle à vouloir simplifier le droit du Patrimoine et refonder l’action publique dans ce domaine. Cela ressort de la lecture des deux projets de loi en cours d’examen au Parlement (reconquête de la bio diversité, de la nature et des paysages – liberté de la création, architecture et patrimoines). Cette volonté de simplifier ne risque-t-elle pas de remettre en cause des principes, des règles et des pratiques qui ont fait, et qui font toujours, leurs preuves ? Alors que la géographie d’ensemble des espaces protégés aura sans doute tendance à se stabiliser naturellement dans les prochaines années, l’enjeu n’est-il pas, plutôt, de renforcer la gouvernance de ces territoires patrimoniaux exceptionnels tout en conservant l’implication et le soutien de l’État ?
(1) On note aujourd’hui un courant de pensée en faveur de l’introduction de cette philosophie en Europe et en France.
(2) Ils obtiennent, sous Napoléon III, en 1861, le classement en série artistique de 1 097 ha de vielles futaies et zones rocheuses en forêt de Fontainebleau.
C'est la première mesure de protection d'un espace naturel pour motif culturel. D'autres sites ont ensuite bénéficié de ce statut (lac de Gérardmer, Malmaison...).
(3) Dont celui provenant du droit international et européen.
(4) Un pré inventaire des richesses naturelles de la France est lancé en 1969 à l’initiative du ministre des Affaires Culturelles et de celui de l’Agriculture. Il sera suivi de l’inventaire des Zones Naturelles d’Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique (Znieff) en 1982, devenu aujourd’hui l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN), sous la responsabilité du Muséum national d'histoire naturelle.
(5) Création du Conseil National de protection de la nature (1946) et du ministère en charge decette protection en 1971.
(6) Chaque type d’espace se dote d’une tête de réseau (CPRN, fédération des PNR, PNF, ATEN, CREN, RGSF...).