Mercantour

« Merveilles », vous avez dit Merveilles ?

 

Espaces naturels n°53 - janvier 2016

Le Dossier

Isabelle Lhommedet, PN Mercantour
Franck Suméra, Drac Paca

La vallée des Merveilles ne peut être comprise par les archéologues sans prendre en compte l'histoire naturelle du site, ni par les naturalistes sans prendre en compte la fantasmagorie qui l'accompagne.

Pour les promeneurs d'aujourd'hui, une destination, pour les chasseurs, cueilleurs et éleveurs de la préhistoire, un passage

Pour les promeneurs d'aujourd'hui, une destination, pour les chasseurs, cueilleurs et éleveurs de la préhistoire, un passage © PN Mercantour, J. Sarrut

Augustin Berque, Philipe Descola, et bien d’autres, ont mis en évidence l’absurdité qui consiste à dissocier nature et culture. Pourtant les gestionnaires du patrimoine sont formatés à la gestion de l’une ou l’autre de ces dimensions. Ainsi, pour certains professionnels de la culture, il est évident que le patrimoine se réduit au qualificatif éponyme de leur ministère, que ces derniers ont conduit le législateur à nommer le code qui réglemente le patrimoine culturel le Code du patrimoine, excluant ainsi la nature de la notion patrimoniale. À l’inverse, au sein des organismes en charge de l’environnement, l’emploi du mot « patrimoine » désigne bien souvent la nature seule. Néanmoins, rares sont les organismes gestionnaires des espaces naturels à ne pas s’être impliqués dans la défense et la promotion de la culture. Cet intérêt ne devrait pas constituer des parenthèses récréatives. L'évocation des patrimoines archéologiques et des phénomènes historiques doit prendre en compte le poids de l'écologie.

Au cœur du Parc national du Mercantour, le site archéologique de la vallée des Merveilles est ordinairement abordé en omettant la dimension environnementale passée et présente. Plus exactement, on ne reconnaît pas dans celle-ci le poids historique qui lui est lié. Ainsi, ce site emblématique est le plus souvent évoqué en plaçant en exergue la symbolique des gravures. Ces idéogrammes de la protohistoire stimulent l’imagination et focalisent l’intérêt sur la recherche des représentations mentales qui ont conditionné et précédé le geste des graveurs. Tout, ici, semble en appeler à la fantasmagorie : la difficulté d’accès du lieu, le caractère désertique et minéral, la force des orages et enfin le toponyme « vallée des Merveilles », qui évoque fables et légendes. Les uns et les autres ne s’y sont pas trompés et le registre du fantastique fait autorité tant au niveau des guides accompagnateurs que des chercheurs. On ne saurait en faire le reproche aux premiers car non seulement ils sont nourris du discours des seconds mais, de surcroît, c’est leur rôle social d’être aussi des conteurs. En revanche on s’interrogerait, sinon de la pertinence tout au moins du caractère réducteur de la production des seconds. 

« LES MERVEILLES SONT L’EXPRESSION DE SOCIÉTÉS CONDITIONNÉES PAR LEUR ENVIRONNEMENT NATUREL  »

L’abondante littérature consacrée au site de la vallée des Merveilles porte essentiellement sur l’interprétation des signes. L’évocation des titres des ouvrages les plus consultés en témoignent. Ainsi, Henri de Lumley a écrit Le Grandiose et le Sacré, Emilia Masson a publié un ouvrage intitulé Vallée des Merveilles ; Un berceau de la pensée religieuse européenne et Henri Dufresne La Vallée des Merveilles et les mythologies indo-européennes.

Alors que ces auteurs ont choisi de privilégier la piste de la religiosité du lieu, on observera que les gravures des Merveilles sont avant tout l’expression de sociétés conditionnées par leur environnement naturel. Ainsi, géographie, orographie1 , géologie et climat constituent des variables dont la connaissance est indispensable pour la compréhension des gravures de la vallée des Merveilles.

Pour le randonneur d’aujourd’hui, la vallée des Merveilles constitue fréquemment la destination finale d’un long périple au cours duquel la marche ne constitue que l’ultime moyen de locomotion. Nombre de visiteurs n’y randonneront qu’après avoir emprunté parfois l’avion, le train et la voiture. Pour ces derniers, la vallée des Merveilles évoquera un terminus. Ce sentiment artificiellement entretenu par l’expédition, trouvera d’autant plus d’échos que les interprétations sont entièrement orientées vers les notions de sacré et de culte. Dans l’imaginaire collectif, de telles fonctions s’accommodent aisément d’une localisation en position de confins. Pour autant, l’analyse de l’orographie, la recherche des « chemins de moindre coûts » montrent sans ambiguïté que la vallée des Merveilles est avant tout localisée au carrefour de voies naturelles. Cette mobilité, cette itinérance, sont traduites par la typologie des gravures représentant des armes. Cette dernière révèle des influences culturelles qui expriment la mobilité des populations mais aussi l’intégration des populations du Bégo dans des réseaux de communication qui ouvrent sur le Piémont et sur le couloir rhodanien. Parmi les quelques rares silex trouvés sur le site certains témoignent d’approvisionnements qui renvoient à la côte ligure. Ainsi, à l’instar de la faune et de la flore, le site archéologique de la vallée des Merveilles est un réservoir qui se nourrit d’est en ouest, du nord au sud, et cela depuis sa périphérie la plus lointaine.

Avec ses nombreux lacs, et ses vieux mélèzes, la vallée des Merveilles est aussi un laboratoire environnemental. Les débris d’insectes et de végétaux piégés et conservés dans les sédiments des lacs, les cernes d’arbres millénaires, nous livrent en ce lieu un enregistrement exceptionnel de l’histoire du climat. Ce faisant, le site de la vallée des Merveilles nous raconte l’histoire d’un des premiers réchauffements climatiques qui marqua l’histoire de l’humanité. Les rares et premiers témoignages archéologiques sur la fréquentation de ces zones de hautes montagnes ne peuvent être compris qu’au regard des processus de la fonte des glaciers initiés à partir de 10000 ans avant notre ère. Libérées de la glace, les pelouses alpines ont constitué dans un premier temps des terrains de chasse présentant une forte attractivité pour les chasseurs-cueilleurs du Mésolithique. Ces derniers n’ont toutefois pas recouru à une expression pariétale. Celle-ci n’apparaît que vers 3300 ans avant notre ère. Elle s’exprime avec force pendant tout le Chalcolithique et la période du Bronze ancien et prend un véritable essor vers 2500 avant notre ère avec l’optimum climatique du Chalcolithique. L’iconographie développée met en exergue les préoccupations liées aux pratiques agricoles et d’élevage, lesquelles ont bénéficié du contexte climatique pour prospérer.

« LA NATURE CONVOQUÉE POUR APPORTER UN ÉCLAIRAGE À L’ARCHÉOLOGIE »

Ainsi, on recense essentiellement des représentations de champs, d’araires et de bovidés. La présence d'armes, symboles de pouvoir, témoigne des premières tensions sociales qui apparaissent quand la société se hiérarchise. Des études des paléo-pollutions piégées dans les sédiments des lacs apporteront probablement des réponses. La nature a été convoquée ici pour apporter un éclairage à l’archéologie et l’histoire, mais les expériences conduites ces dernières années par le Parc national du Mercantour auraient pu illustrer une démarche inverse. Ainsi, l’utilisation de l’archéologie et des analyses régressives pour l’identification des forêts anciennes aurait pu être citée tout comme l’analyse paléoenvironnementale des sédi­ments de lacs pour l’évaluation de la santé biologique des lacs. 

(1) Domaine de la géomorphologie qui consiste en la description des reliefs.