Modéliser la dynamique des paysages

 

Espaces naturels n°17 - janvier 2007

Études - Recherches

Pascal Marty
Centre d’Écologie fonctionnelle Évolutive
Paul Caplat
Centre d’Écologie fonctionnelle Évolutive
Jacques Lepart
Centre d’Écologie fonctionnelle Évolutive

Le modèle Stipa pose l’hypothèse qu’on peut expliquer la structure et l’évolution d’un paysage à partir d’un nombre limité de processus en interaction. Démonstration à partir d’une étude menée sur le Causse Méjean…

De nombreux travaux font état des changements dans l’organisation spatiale des paysages. Ils s’appuient pour cela sur une très large gamme de sources anciennes. Cartes postales, photographies aériennes, cadastres ou méthodes issues de l’archéologie permettent de restituer les différents états passés. Mais la difficulté réside dans l’analyse de l’organisation et de la mobilité des paysages car deux problèmes se posent : celui de la connaissance des processus en jeu dans cette transformation et celui des interactions entre ces processus.
Certes, nous savons que les paysages sont le produit de facteurs sociaux et naturels en interaction ; mais la liste de ces facteurs peut être longue et parfois disparate, en particulier pour ce qui concerne les échelles de temps et d’espace. C’est pourquoi le modèle Stipa (Simulating tree invasion on a past agropastoral system) a été créé. Il pose l’hypothèse que l’on peut expliquer la structure d’un paysage à partir d’un nombre limité de processus en interaction. Ainsi, Stipa prend en compte et simule les effets des pratiques agricoles sur l’organisation d’un paysage, sur un pas de temps de 150 ans.
L’objectif est d’expliquer l’existence de configurations différentes, alors que des aires sont
globalement homogènes sur le plan social et biogéographique, en tenant compte des interactions entre des végétaux colonisateurs et des pratiques humaines d’utilisation de l’espace.
Le modèle est élaboré avec un outil informatique de programmation appelé Cormas dédié à la construction de modèles multiagents. Cormas est utilisé dans des travaux visant à simuler dans l’espace et le temps les conséquences des choix des différents acteurs d’un territoire.
Les travaux de recherche ont porté sur le Causse Méjean. L’évolution de son paysage a été modélisée. Le Causse Méjean est un haut plateau à modelé karstique qui s’étend sur 330 km2 et dont l’altitude est comprise entre 800 et 1 200 m. C’est la partie la plus septentrionale des grands Causses avec un climat à hivers longs et rigoureux, et des étés secs et chauds. L’existence de deux configurations très différentes est connue depuis longtemps : à l’ouest, des bois isolés qui ont existé tout au long des 17e, 18e et 19e siècles ; à l’est, une pelouse dépourvue de ligneux. Depuis les années 60, on constate une forte progression des pins (pin sylvestre et pin noir), essentiellement à partir de taches boisées en place dans sa partie ouest mais également de manière croissante à partir de reboisements réalisés ailleurs à la fin 19e siècle et au cours des années 60.
Dans un paysage simplifié grâce à un automate cellulaire, huit mille cellules hexagonales (cent sur quatre-vingt) simulent un espace rectangulaire de 137 ha. Les pins colonisateurs sont considérés comme des agents indépendants (localisés dans des cellules de la grille). Ils affectent la matrice en colonisant des cellules chaque année.
Cette colonisation se fait en fonction de différents niveaux de recrutement (R). R est défini par le nombre de descendants par individu et par an. Le modèle intègre une règle de dispersion, fondée sur une fonction décroissante de la distance à l’arbre adulte semencier.
Par ailleurs, la matrice est composée de cellules affectées à des cultures permanentes, non colonisables, et, selon les simulations, de cellules affectées à des usages pastoraux ou à des rotations cultures temporaires/pâturage avec des jachères de 20 ou 40 ans. Ce choix est effectué d’après les systèmes agraires pré-20e siècle.
Résultats
Dans une première simulation il n’y a pas de cultures temporaires mais seulement des cultures permanentes (30 % de l’espace) et des pelouses pâturées (fig 1). Les courbes montrent alors que, même avec des niveaux de recrutement faibles (R = 0,6) mimant des pressions pastorales assez fortes, le nombre de bois augmente très vite après 35 à 50 ans. Les pins colonisent tout l’espace au terme de la période. Seul un recrutement très faible (R = 0,2) retarde la colonisation du pin.
Dans une deuxième simulation (fig. 2), on introduit des cultures temporaires suivies de jachères de 40 ans. L’élimination des pins tous les 40 ans par mise en culture associée à une très forte pression pastorale (R < 1) permet un contrôle total. En revanche, dès que R ≥ 3, la colonisation n’est plus contrôlée.
La dernière simulation (fig. 3) comporte des cultures temporaires et des jachères de 20 ans. L’élimination périodique des pins et un nombre très limité d’années de reproduction pour les pins installés dans les patchs colonisés (le pin sylvestre produit des graines viables vers 15 ans) permettent un contrôle optimal de la végétation sous toutes les valeurs de R.
À l’encontre des idées reçues
Les résultats permettent de fournir une explication au modèle contrasté du Causse Méjean et des autres grands Causses. Ils expliquent que la relation entre la démographie du pin et la place des cultures dans le système agraire est au centre du fonctionnement du paysage. En effet, sur le Causse Méjean, les sources
historiques attestent le caractère général des pratiques de défrichement temporaire avant 1900. Les durées de jachères varient selon que l’on se situe sur sol sableux dolomitique à fertilité réduite (40 ans environ), dominants dans l’ouest, ou sur calcaires en plaquettes (20 ans environ).
À l’ouest, les pratiques agro-pastorales ont permis un fonctionnement du pin en métapopulation, avec maintien de noyaux permanents sur les puechs et les corniches, et apparition/disparition de bois en fonction des jachères et des défrichements. La généralisation de l’élevage, la fin des cultures temporaires et la contraction des cultures permanentes ont donc permis d’enclencher durablement la colonisation du pin. À l’est, au contraire, le calcaire en plaquette domine. Des défrichements plus fréquents ont alors progressivement éliminé les bois et limité très fortement leur fonctionnement en métapopulation.
Les graphiques montrent tous qu’en début de période, les bois sont peu nombreux et installés de manière peu durable. Ce moment de latence dure entre 20 et 50 ans selon les simulations. Ce début de phase de colonisation est crucial pour la mise en perspective historique de l’interprétation des paysages. Il correspond à un moment où la progression n’était pas perçue par les observateurs. On en a conclu que les paysages ouverts étaient en équilibre avec les systèmes d’élevage ovin alors qu’ils résultaient de la phase précédente, dominée par l’association céréaliculture-élevage. La connaissance de l’histoire revêt un rôle crucial dans l’analyse des paysages.

Biblio
Importance de l’agriculture dans la dynamique spatio-temporelle du paysage. L’exemple du Causse Méjean. P. Caplat, thèse, doctorat en biologie des populations et écologie, Ensa Montpellier, 2006, 328 p.
« Landscape patterns and agriculture : modelling the long-term effects of human practices on Pinus sylvestris spatial dynamics (Causse Mejean, France) ». P. Caplat, J. Lepart, P. Marty, Landscape Ecology 21 : p. 657-670, 2006.