Inventaires

Adopter la taxonomie pour cibler les options de gestion

 

Espaces naturels n°53 - janvier 2016

Études - Recherches

Marie-France Leccia, chargée de mission partenariats scientifiques

Un inventaire généralisé permet d'augmenter la connaissance de son territoire et stimuler la culture naturaliste. Dans le cas des deux parcs transalpins du Mercantour et Alpi marittime, c'est même devenu un projet d'établissement qui a permis d'optimiser la gestion du territoire.

Recherche de lépidoptères en milieu souterrain par un chercheur italien, Fabio Mosconi

Recherche de lépidoptères en milieu souterrain par un chercheur italien, Fabio Mosconi © PN Mercantour Tomasinelli

L'Inventaire biologique généralisé Mercantour-Alpi Marittime ou ATBI (All Taxa Biodiversity Inventory) est né en 2006 du constat que beaucoup d'espèces présentes avaient jusque-là échappé aux inventaires. La connaissance de la biodiversité du territoire transfrontalier du Parc national du Mercantour et du Parco naturale delle Alpi Marittime avait fait des impasses notamment sur les invertébrés ou la flore non-vasculaire, pour des raisons techniques ou de compétence.

Les deux parcs, en tant que gestionnaires d'espaces protégés, ont cherché, depuis le début du projet, à étendre la connaissance pour la valoriser au maximum dans la gestion de leur territoire. L'objectif était d'établir des listes d'espèces patrimoniales plus exhaustives et d'identifier des zones à enjeux sur plusieurs secteurs des deux parcs. Ce genre d'informations n’était auparavant disponible qu'en rapport à la faune vertébrée et à la flore vasculaire, qui étaient présentes dans les inventaires historiques de façon disproportionnée. La gestion du territoire était donc basée sur une vision extrêmement parcellaire de la biodiversité. L'ATBI a donc permis de donner une dimension plus complète et bien plus juste à nos préconisations de gestion. Lancé en 2007, un effort de prospection massif a été mené sur cette partie méridionale des Alpes du Sud, par plus de 350 taxonomistes européens, professionnels ou non. À la collecte de milliers de spécimens a succédé un travail d'identification colossal, assuré soit par ces mêmes taxonomistes, soit par des spécialistes des quatre coins de l'Europe, auxquels sont envoyés les spécimens collectés de leur domaine d'expertise.

LE NOMBRE D'ESPÈCES CONNUES A DOUBLÉ

C'est à ce stade de l'inventaire que l'on peut se retrouver face au « handicap taxonomique »  : les spécimens de certains groupes taxonomiques ne sont actuellement pas ou plus inventoriables, faute de spécialistes capables d'assurer leur identification. C'est le cas de nombreuses familles d'invertébrés, notamment au sein des ordres les plus complexes (diptères, hyménoptères, hétéroptères, etc...). De plus, lorsque ces familles ne sont pas « orphelines » mais que leur identification n'est envisageable que pour un ou deux spécialistes, ceux-ci se retrouvent rapidement saturés en spécimens transmis par leurs pairs. Cet « handicap taxonomique » est souvent le premier frein à l'exhaustivité d'un ATBI. Le deuxième frein est l'investissement financier  : malgré le temps bénévole offert par un nombre conséquent de spécialistes, notamment pour l'identification des spécimens, un ATBI reste un projet qui nécessite des financements conséquents, tant pour la rémunération du temps de récolte et de tri des collectes, que pour l'achat de matériel de piégeage, le défraiement des frais de voyage et d'hébergement des spécialistes et les prestations de certaines équipes. 

Relevé de tentes Malaise par Jérôme Molto, assistant technique saisonnier ATBI © PN Mercantour, Philippe RichardAu fil de ces neuf années d'inventaire, l'ATBI a engendré, d’une part, un accroissement considérable de la connaissance du patrimoine naturel de ce territoire transfrontalier – le nombre d’espèces connues sur le territoire a en effet doublé depuis 2006 – et, d’autre part, une meilleure compréhension de la répartition et de l'écologie de milliers d'espèces. Il a également permis la production d'avancées dans le domaine de la taxonomie, par l'ajout de près d’une centaine de taxons aux faunes de France et d'Italie et la description de plus d’une trentaine d'espèces nouvelles pour la science (sans compter celles attendant encore d'être décrites). Par exemple, une nouvelle espèce de flore vasculaire a été décrite (Moehringia argenteria), ainsi que vingt-neuf d'invertébrés et des dizaines de lichens restent à décrire, uniquement sur le versant français. Ces découvertes n’ont pas juste permis d’augmenter notre connaissance de l’exceptionnelle richesse du territoire, elles ont également permis de stimuler une évolution de la culture naturaliste à l'intérieur des deux établissements, habituellement plus axée sur la grande faune et la flore vasculaire. On peut même parler de naissance de vocations chez un certain nombre d'agents, qui travaillent désormais sur les groupes moins connus et publient aux côtés des spécialistes. De surcroît, l’ATBI a permis de valoriser les domaines de la taxonomie et de la systématique.

UN MOMENT D'ÉMERVEILLEMENT COLLECTIF

Un ATBI n'est pas un simple inventaire purement taxonomique : il constitue une vraie plus-value pour le gestionnaire d'espace protégé qui choisit d'en faire son projet d'établissement. Outre une meilleure connaissance et compréhension d'une biodiversité souvent méconnue, un ATBI constitue une véritable aide à la gestion et à la valorisation d'un territoire ainsi qu'un lien réel et durable entre deux mondes, celui de la gestion et de la conservation de l'environnement et celui de la taxonomie. Enfin, l'ATBI est aussi l'occasion d'accueillir et d'animer sur son territoire une aventure scientifique et humaine d'une envergure peu commune, et d'en faire le siège d'échanges de compétences, d'expériences et de points de vue entre experts passionnés de biodiversité. Se pencher de plus près sur sa « biodiversité méconnue » est non seulement source de richesse mais aussi de moments d’émerveillement et de passion collectifs.