Expérimenter en plaine de La Crau

Restauration d’un verger industriel vers une terre de parcours à moutons

 

Espaces naturels n°29 - janvier 2010

Le Dossier

Thierry Dutoit
Professeur d’écologie, IUT Avignon/Imep
Michel Oberlinkels
Chef de Projet Sud-Est, CDC Biodiversité.
 

Menée en plaine de La Crau, cette expérience de restauration pilote veut servir de modèle à une protection étendue de la biodiversité.

Le projet mené dans la plaine de La Crau (Bouches-du-Rhône) est très original. Il prévoit de ramener des vergers industriels laissés à l’abandon à l’état le plus proche du paysage originel de type steppique : une terre façonnée par l’interaction du climat méditerranéen, de sols pauvres et de pastoralisme ovin.
En 2008, CDC Biodiversité, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, acquiert 357 hectares dans la plaine de La Crau, afin d’y réhabiliter un espace favorable à l’élevage ovin traditionnel et à certaines composantes de la biodiversité (avifaune notamment). Cette opération originale et pionnière par son montage, les moyens techniques et la surface concernée, est accompagnée par des recherches en écologie de la restauration réalisées par l’Institut méditerranéen d’écologie et de paléoécologie (Imep) : une unité de recherche associant le CNRS, l’IRD, les universités de Marseille et d’Avignon.
Avant l’implantation du verger (1987-1992), la végétation de type steppique y constituait un écosystème unique au monde, issu de millénaires de pastoralisme : les « coussouls » de La Crau. Cet habitat abritait une faune remarquable, rare et protégée, notamment certains oiseaux comme le ganga cata, l’outarde canepetière ou encore le faucon crécerellette.

L’opération vise alors à réhabiliter un milieu ouvert favorable à ces espèces, qui s’inscrive autant que possible dans la trajectoire pouvant conduire à la végétation de type steppique des climats semi-arides méditerranéens. L’espace acquis est inséré géographiquement dans la Réserve naturelle des coussouls de Crau, la cohérence écologique et pastorale d’ensemble devrait donc être améliorée.

Le Conservatoire d’études des écosystèmes de Provence (CEEP) assurera la gestion des 357 ha pour le compte de CDC Biodiversité en partenariat avec la chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône, pendant une période de trente ans, au bout de laquelle CDC Biodiversité s’engage à garantir la pérennité de la vocation agricole et écologique du site et du foncier.
Cette opération constitue une action de grande ampleur d’ingénierie écologique.
La reconstitution d’un milieu favorable à l’élevage ovin traditionnel et aux espèces végétales steppiques caractéristiques de La Crau fait appel à des techniques innovantes et des expérimentations de recherche afin de compléter l’opération de réhabilitation.

En effet, l’ouverture du paysage après enlèvement des 200 000 pêchers et 100 000 peupliers, constituant une soixantaine de kilomètres de haies brise-vent monospécifiques, devrait être suffisante pour augmenter la densité de nidifications des oiseaux steppiques dans la végétation qui colonisera le site spontanément. Cependant, il n’en va pas de même pour les communautés végétales et les peuplements d’insectes typiques de la steppe dont la restauration spontanée pourrait prendre plusieurs siècles ou millénaires selon les résultats des études menées précédemment dans des friches abandonnées depuis le 18e siècle…
Afin de détruire les buttes de terre artificielles sur lesquelles étaient implantés les pêchers, le sol a été nivelé. Dans cet espace où la production et la dispersion des graines des espèces typiques de la steppe sont faibles, il sera alors possible d’expérimenter le forçage des processus de dispersion. Le mode choisi est celui d’opérations de transfert de foin prélevé dans la steppe par aspiration ainsi
que des inoculum de sol qui consistent en l’épandage d’une couche superficielle de terre provenant d’un sol de végétation steppique non détruite. Sur ces sites, cette végétation était antérieurement condamnée par l’extension de carrières ou la construction de plate-formes logistiques.

Cette opération permet non seulement de réintroduire les graines mais également les clones des espèces pérennes et toute la microflore et microfaune permettant une reconstitution plus rapide de la vie
du sol typique de la steppe (sol rouge méditerranéen). Enfin, d’autres expérimentations consisteront à semer des espèces (fétuque ovine, fétuque élevée, trèfle souterrain, etc.) dont on attend des rôles de « nurses » pour faciliter l’installation des autres espèces
typiques de la steppe par des changements dans les relations entre plantes et dans les conditions qui définissent l’habitat (microclimat). L’implantation de graminées pérennes favorise également l’installation de fourmis moissonneuses dont les nids sont favorables à la germination de certaines plantes et qui contribuent au transport de plus de 70 % des graines des espèces typiques de la végétation steppique.

Ces opérations restent cependant expérimentales. Elles permettent de tester nos capacités à accélérer la résilience d’un écosystème, c’est-à-dire son aptitude à revenir à un état initial après une perturbation importante, en liaison avec les pratiques culturales (décompactage, labours, épandage d’engrais et de pesticides), effectuées durant la phase de culture fruitière. Ces opérations de restauration écologique active sont lourdes du fait des moyens techniques employés. Elles sont cependant rendues nécessaires par l’écosystème choisi : la steppe de la plaine de La Crau est un paysage de référence alliant une forte valeur écologique et culturelle. Il doit se substituer à la néo-formation des écosystèmes boisés, faisant suite à la colonisation spontanée du verger abandonné sans réhabilitation.