Le phytosociologue est-il utile?

 
entretien avec Vincent Boullet

Espaces naturels n°9 - janvier 2005

Management - Métiers

Vincent Boullet
Phytosociologue, directeur scientifique au Conservatoire botanique national de Mascarin  à Saint-Leu, Ile de La Réunion.

 

Méconnue, la phytosociologie n’est pratiquement pas enseignée en France. Vincent Boullet nous explique comment fonctionne cette science et son utilité pratique.

Pouvez-vous nous éclairer sur le contenu de la phytosociologie ?
Si l’on regarde l’étymologie, le terme nous renvoie à la sociologie des plantes. Or, la sociologie des plantes est tout simplement l’étude de la végétation, les plantes n’étant pas prises individuellement mais regardées au travers de leurs regroupements. Alors que la sociologie s’intéresse aux sociétés d’Hommes, la phytosociologie s’intéresse aux sociétés des plantes : pourquoi telles espèces se regroupent ? Comment ces sociétés de plantes fonctionnent ? La phytosociologie part du principe que ces regroupements, ces communautés de plantes ne sont pas distribuées de manière aléatoire. Elle s’oppose finalement à la botanique, qui est l’étude des individus, des plantes elles-mêmes.
Les communautés de plantes ont une certaine raison statistique d’exister. Et, comme ce sont des combinaisons répétées, le scientifique va d’abord les décrire, puis trouver leur logique d’existence. Quels sont les facteurs environnementaux et écologiques qui font qu’on retrouve des communautés identiques dans des lieux différents ?
Pour expliquer ces communautés,
le phytosociologue s’intéresse au sol…
Pour comprendre ces communautés, le scientifique possède plusieurs clés d’entrée et en premier lieu, effectivement, les facteurs écologiques liés aux sols. Le phytosociologue regarde : le substrat, la roche mère et, ensuite, les sols qui vont se former.
Puis, autre clé importante : le climat. Non seulement le climat général, le macro-climat au niveau de la région, mais également le mezo climat qui s’impose à l’échelle d’un vallon. Et, plus fin encore, le scientifique fait la distinction entre versants. Il observe le climat qui s’exerce à l’échelle de la communauté.
Mais il y a encore une troisième clé : elle est liée à l’observation des paramètres du vivant. Et quand je dis vivant, je parle des animaux et, éventuellement, des végétaux qui participent au cycle de recyclage de la matière, mais aussi -fortement- à l’Homme. Vous imaginez bien que l’Homme a un impact important sur nombre de communautés végétales.
En règle générale, ce sont toujours les moyens humains et financiers qui limitent le champ d’investigation. Très souvent, nous sommes obligés, du moins dans un premier temps, de nous contenter des paramètres les plus palpables. Mais le but est, quand même, de réunir autour des communautés le plus d’informations écologiques possibles.
Qu’en est-il du protocole scientifique ?
La méthode de travail consiste à établir une liste des espèces présentes, à noter des informations sur les aspects quantitatifs, sur la structure de la végétation… Parallèlement, les informations sur l’écologie du lieu sont relevées. 
Effectués suivant un protocole très précis, ces relevés phytosociologiques sont la base de cette science. Ils constituent des photographies scientifiques de communautés végétales que l’on va pouvoir comparer, puis rassembler par catégories. Catégories que l’on nomme, d’ailleurs, associations.
Ainsi, si l’espèce est l’unité fondamentale de classification des plantes, l’association est l’unité de classification des communautés végétales.

Qu’y a-t-il de spécifique
dans cette discipline ?
La phytosociologie est une science de synthèse. Ce qui nous intéresse, ce sont les systèmes. Le phytosociologue doit détenir une culture étendue et multiple. Il faut connaître les plantes, mais aussi posséder une formation très pointue en écologie. Par ailleurs, en Europe, tous les milieux sont fortement imprimés par l’Homme. Ça signifie qu’il faut une connaissance de l’histoire, et particulièrement de l’histoire agricole. Une culture de géographie humaine est également très importante. Le phytosociologue doit rassembler, autour de lui, nombre de compétences dans différents domaines. Il doit être capable d’intégrer leurs résultats pour traduire une vision globale.
Osons un peu de provocation : certains prétendent qu’on peut se passer
de phytosociologues…
C’est l’inverse ! D’ailleurs depuis la mise en œuvre de la directive Habitat, on s’est aperçu combien les phytosociologues étaient indispensables. Cependant, vous avez raison, nous vivons un paradoxe : alors que les phytosociologues sont très recherchés, on pourrait compter sur les doigts d’une main les universités françaises qui enseignent encore, un peu, cette matière. En France, la phytosociologie est une discipline en danger.
Heureusement, la situation n’est pas identique ailleurs.
À votre avis, pourquoi la phytosociologie est-elle boudée en France ?
La phytosociologie a été handicapée par le fait que l’on veut aller très vite à un résultat. Les sciences de synthèse deviennent de plus en plus difficiles à mener dans le cadre de l’université. La phytosociologie a été évacuée, comme l’ensemble de la botanique descriptive, l’ensemble de la systématique.
Vous dites : « Les phytosociologues sont très recherchés ». Concrètement,
pour faire quoi ?
Jusque dans les années 80, les gestionnaires de milieux naturels regardaient les choses sous l’angle des espèces. Nous avions des listes d’espèces protégées qu’il fallait gérer. La culture de l’époque omettait la notion de milieu. Puis, il y a une trentaine d’années, avec l’avènement de la protection de la nature, on s’est aperçu que la prise en compte des habitats était essentielle. Or, il est plus facile de connaître les habitats par le biais de la végétation que par celui des communautés animales. Il faut donc des gens qui savent reconnaître les habitats, qui savent les cartographier pour, ensuite, proposer des mesures de gestion et de conservation. Or, la seule discipline permettant de répondre à ces besoins des gestionnaires et des politiques , c’est la phytosociologie. D’ailleurs, la liste des habitats, telle que décrite dans la directive du même nom, s’appuie essentiellement sur une typologie basée sur la phytosociologie !
Y a-t-il un côté aléatoire
dans l’organisation des plantes ?
On ne peut jamais évacuer la possibilité que le regroupement des plantes soit dû au hasard. Mais c’est exceptionnel d’avoir une combinaison végétale sans aucune logique écologique.
Un gestionnaire qui n’aurait pas
les moyens de faire appel
à un phytosociologue pour analyser
son habitat peut-il se débrouiller seul ?
C’est un danger. Mais c’est un danger aussi de ne pas veiller à la qualité de son recrutement, car certaines personnes se sont improvisées phytosociologues. Je reconnais qu’il est difficile de bien s’entourer car cette discipline n’a pas de validation officielle. Il n’y a pas de diplôme. La reconnaissance s’opère cependant par le biais des publications de recherche. La France est le parent pauvre de la phytosociologie, mais les autres pays d’Europe multiplient les thèses, recherches, publications. Par ailleurs, il existe une association française de phytosociologie 1.
Qui y a-t-il de neuf autour de la phytosociologie, comment évolue-t-elle ?
Au départ, la phytosociologie est vraiment une science de synthèse même si la difficulté de trouver des personnes plurivalentes avait cantonné sa pratique aux aspects descriptifs. À présent, la phytosociologie retrouve sa fonction primitive : elle s’intéresse à la structure, à l’architecture, à la dynamique de la végétation, mais aussi à des aspects historiques. Elle approfondit l’histoire des lieux, de la végétation, elle étudie les macrorestes…
En fait, les études sont davantage spécialisées et elles croisent différentes approches. Aujourd’hui, par exemple, on met en place des suivis permanents de la dynamique des populations. On suit, éventuellement, ce qui est lié à la régénération et à la croissance des espèces, du point de vue biologique, mais également du point de vue de l’échelle spatio-temporelle. Ces études permettent de voir les rapports entre individus et les tendances évolutives de chaque communauté. Elles ont un défaut. Elles sont longues et ne collent pas toujours avec les moyens financiers disponibles ou les échéances d’une thèse. La végétation ne bouge pas si vite que cela.
Quelle utilité concrète peut être conférée à ce type d’études ?
Quand les phtytosociologues ont réussi à dégager un modèle qui permet de mesurer les évolutions dynamiques et de sortir des événements fluctuants , quand ils ont réussi à déterminer les cycles, à voir ce qui, dans l’évolution d’une association végétale, appartient à des fluctuations cycliques normales, on peut alors s’apercevoir des tendances évolutives. Les phytosociologues peuvent alors nous dire : « Cette communauté-là est en train de bouger, parce que l’Homme intervient trop, parce qu’elle est polluée, parce qu’il y a un changement de température, de climat, parce que l’activité de gestion a changé. » On peut alors diagnostiquer, précisément et rapidement, les facteurs et les tendances de l’évolution.

Recueilli par Moune Poli

1. Société française de phytosociologie. 92, rue Anatole- France 92 290 Châtenay- Malabry