« Lacs sentinelles » : gérer des impacts locaux en réseau

 

Espaces naturels n°48 - octobre 2014

Études - Recherches

Carole Birck
Clotilde Sagot
Marie-France Leccia

Ecosystèmes emblématiques des montagnes, les lacs d’altitude subissent des conditions climatiques extrêmes et leur situation en tête de bassin versant induit un fonctionnement spécifique encore mal connu.

zooplancton sur le lac de Pétare

Prélèvements de zooplancton sur le lac de Pétarel (PNE) © Ludovic Imberdis - Parc national des Écrins

Loin de l’image de nature préservée que l’on a pu souvent leur attribuer, les lacs d’altitude subissent des pressions directes liées aux activités locales, et d’autres moins visibles, plus diffuses, liées aux changements planétaires. Améliorer la compréhension du fonctionnement de ces lacs, et les menaces qui pèsent sur leur fonctionnement, voilà des objectifs prioritaires pour les gestionnaires. « Comprendre pour conserver » est plus que jamais d’actualité.

LES ENJEUX DE FONCTIONNEMENT DES LACS D’ALTITUDE

Les lacs d’altitude sont sous l’emprise conjointe du climat et des activités humaines qui agissent à deux échelles contrastées et produisent un effet plus ou moins direct sur le fonctionnement de l’écosystème du lac. Tout d’abord, les lacs d’altitude sont affectés par les changements climatiques (influence sur la température des eaux, le processus de stratification de la colonne d’eau, la disponibilité en nutriments et donc de la composition et de la phénologie du plancton…) et par la pollution atmosphérique transportée sur de longues distances. En parallèle, à l’échelle locale et de manière plus directe, la quasi-totalité des lacs sont impactés par des activités humaines comme le pastoralisme, l’alevinage, des aménagements hydrauliques et la fréquentation touristique. Si les gestionnaires d’espaces protégés ont constaté une modification de l’état écologique de certains lacs de leur territoire, ils ne sont pour l’heure pas en mesure d’en enregistrer l’évolution ni d’en diagnostiquer précisément les causes exactes.

Par ailleurs, les lacs enregistrent dans leurs sédiments des informations permettant aux scientifiques de retracer les conditions environnementales passées, et de mieux comprendre et documenter les phénomènes climatiques et les trajectoires des activités humaines au cours des derniers millénaires. Les carottes de sédiments constituent de véritables archives naturelles, grâce auxquelles il est également possible de reconstituer les retombées de polluants à l’échelle de l’arc alpin. Les lacs sont aussi, par leurs caractéristiques physico-chimiques, biologiques et trophiques, d’excellentes sources d’information concernant les effets des activités humaines actuelles et du changement climatique.

De l’étude de ces phénomènes découlera une meilleure connaissance de leur fonctionnement et de leurs dysfonctionnements. Ainsi une problématique scientifique, saisie par les gestionnaires et acteurs concernés, peut fournir une base fonctionnelle pour des modalités de gestion et de conservation. Décortiquer les impacts, décrire les trajectoires, diagnostiquer et corriger les éventuels dysfonctionnements, sont autant de questions opérationnelles que se posent les gestionnaires. Mais ces lacs, de superficie et de degré d’isolement très variables, émaillent les territoires des massifs montagneux (sur la seule zone coeur du Parc national du Mercantour il existe 160 lacs d’altitude !). Alors, comment faire pour que cette gestion soit partagée à l’échelle de l’ensemble des lacs ?

DES OBJECTIFS PROGRESSIVEMENT PARTAGÉS

Asters, conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie et gestionnaire des réserves naturelles nationales du département décide, il y plus de 15 ans, de la mise en place d’un observatoire des différents phénomènes et écosystèmes en évolution sur le territoire des réserves naturelles. À ce titre et en partenariat très étroit avec le laboratoire de biologie lacustre de l’INRA, cinq lacs ont fait l’objet d’analyses annuelles de facteurs physico- chimiques et biologiques afin de suivre l’évolution de la qualité des eaux et leur diversité biologique. En parallèle, le Parc national des Écrins, suite à différentes études menées sur les lacs de son territoire par l’Université de Marseille-Aix, les fédérations de pêche ainsi que l’Onema, a mis en place à partir de 2005 un suivi annuel de plusieurs lacs en partenariat avec l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE). Initialement prévu pour apporter des éléments aux différents acteurs concernés par la gestion halieutique des lacs, ce programme a évolué avec la prise en compte d’éléments supplémentaires en lien avec les questions émergentes sur l’évolution de ces milieux. En effet, l’appropriation des enjeux en termes de changements globaux, a fait poindre des questions dont l’échelle d’action dépasse de loin celle d’un lac d’altitude. Le besoin d’une meilleure diffusion des résultats, d’une mutualisation de moyens et d’une harmonisation des méthodes est rapidement devenu un objectif.

C’est donc à partir de 2010 qu’un réseau informel d’acteurs se structure et organise les premières rencontres scientifiques et techniques (qui sont désormais annuelles) sur les lacs d’altitude. Le réseau a pour objectif de regrouper l’ensemble des chercheurs, gestionnaires d’espaces protégés et gestionnaires des milieux aquatiques concernés pour renforcer l’étude, le suivi et la conservation des lacs d’altitude des Alpes françaises, de la Corse et plus récemment des Pyrénées.

Aujourd’hui, ce réseau prend la forme d’un groupement d’intérêt scientifique « Lacs sentinelles ». Un réseau d’acteurs, c’est aussi un observatoire de changements (voir « repère » ci-contre). À l’heure actuelle, il n’existe pas de méthode standardisée, adaptée aux paramètres clés du fonctionnement écologique des lacs d’altitude et facilement reproductible permettant d’établir un état initial ou de mettre en place un suivi de ces milieux. Les membres du réseau s’orientent donc en priorité vers un protocole commun de suivi des lacs visant à acquérir des données sur les paramètres physico-chimiques et biologiques, et parfois (au sein d’un protocole    « optionnel ») la composition chimique des eaux. Chaque gestionnaire peut évidemment compléter le protocole ; par exemple, les inventaires biologiques et des études trophiques réalisés dans les lacs du Parc national du Mercantour, le suivi de la croissance des poissons aux Écrins. Une deuxième action prioritaire concerne le développement d’un outil de centralisation des données. À l’échelle de chaque lac, il est indispensable d’étudier l’ensemble des informations acquises et accessibles (y compris celles acquises avant la mise en réseau des « Lacs sentinelles »).

Le Parc national du Mercantour a ainsi conçu un ensemble de fiches décrivant chaque lac de sa zone coeur (caractéristiques physiques, chimiques et biologiques, usages, objectifs de gestion) qui pourront servir de base à une fiche commune. À l’échelle de l’ensemble des acteurs du réseau, l’objectif est de pouvoir observer l’évolution des lacs et de pouvoir comparer ces évolutions pour en comprendre les causes. Pour cela, une base de données commune permettra l’import et la consultation des données via une interface web. Enfin, les groupes de travail, les ateliers, et une lettre électronique font vivre le réseau. Un site internet est en cours d’élaboration. La valorisation représente en effet une troisième action clef pour le réseau. Trois actions qui illustrent comment un réseau d’acteurs se saisit d’une problématique scientifique pour faire émerger un projet commun d’observation et de gestion des enjeux liés à des phénomènes dont les origines sont très différentes mais les impacts conjoints.