Deux phytosociologues : mieux qu’un !

 

Espaces naturels n°29 - janvier 2010

Le courrier

Damien Marage
Maître de conférences en écologie forestière, AgroParisTech

La question de l’opérationnalité de la phytosociologie fait débat auprès des lecteurs (et auteurs) d’Espaces naturels :
− dans un article du numéro 20 (octobre 2007), Marc Cheylan ne lui reconnaissait qu’une efficacité d’outil cartographique pour décrire la composition des communautés végétales ;
− dans le numéro 25 (janvier 2009), Jérôme Dumont et Christelle Dutilleul rapportent l’usage qu’ils font de la phytosociologie dite « synusiale » (synusie : l’ensemble des organismes vivants suffisamment proches par leur espace vital, leur comportement écologique et leur périodicité pour partager à un moment donné un même milieu). Ils se félicitent des outils de gestion que cette discipline leur a permis de mettre en œuvre ;
− aujourd’hui, Damien Marage (voir ci-contre) nous rappelle que la phytosociologie classique dite sigmatiste (de Sigma : Station internationale de géobotanique méditerranéenne et alpine) fondée par Josias Braun-Blanquet (1884-1980) à Montpellier et la phytosociologie synusiale ne sont pas opposées mais complémentaires.
Mais au fait : qu’est-ce que la phytosociologie et en quoi les deux écoles seraient-elles divergentes ? La phytosociologie est la science des groupements végétaux (l’association végétale est l’unité élémentaire fondamentale pour elle). L’objectif de la phytosociologie est la description et la compréhension de la végétation sous l’aspect de son organisation dans l’espace et dans le temps, sur les plans qualitatif et quantitatif des espèces qui la constituent (d’après Jean-Claude Rameau). L’école la plus ancienne est née au début du 20e siècle : elle se fonde sur la fidélité des espèces au sein des associations végétales. Plus récente, la phytosociologie synusiale est née dans les années 1980 et s’attache à décrire de petites unités visibles sur le terrain (qui forment des synusies) et les relations entre elles (ex. strates muscinale, herbacée annuelle, herbacée vivace, arbustive basse, arbustive haute, arborescente basse et haute… en forêt). Elle permet de mieux appréhender les aspects structuraux et historiques des associations décrites et de prévoir l’évolution possible de l’association végétale présente (d’après François Venier, Willemetia n° 31, août 2002).

Dans la rubrique Lecteur/penseur du n° 25 (janvier 2009), Jérôme Dumont et Christelle Dutilleul ont manifesté un engouement particulier pour l’approche phytosociologique synusiale intégrée. Celle-ci, « directement axée sur l’aspect pratique », leur permet de gérer des zones humides de l’estuaire de la Seine.
Remettons donc un peu d’ordre : en 1930, lorsque Josias Braun-Blanquet crée et dirige la station internationale de géobotanique méditerranéenne et alpine (Sigma) à Montpellier, il s’éloigne définitivement de la branche des physionomistes (botanistes qui fondent leur méthode sur la considération de la « physionomie » propre des végétaux). Il démontre que la phytosociologie sigmatiste dite classique est une science fondamentale, certes, mais aussi et surtout une science appliquée. En 1973, Guinochet consacre un chapitre entier de son ouvrage aux applications à la gestion de la plupart des milieux1. Récemment, les travaux de Bouzillé2 sur des habitats prairiaux débouchent sur des applications pratiques de gestion. La phytosociologie classique fait au moins aussi bien que la phytosociologie synusiale en la matière. Il est vrai toutefois que l’approche synusiale intégrée a des atouts incontestables, mis en avant dans la gestion de prébois et l’étude de la mosaïque sylvatique.
Nous ne pouvons cependant manquer de souligner le caractère unificateur des deux écoles de phytosociologie pour l’analyse et la délimitation des communautés végétales ; pas seulement pour la classification des unités de végétation, mais bien pour passer de la description à la gestion. Le gestionnaire d’espaces naturels doit choisir l’outil le plus approprié pour son intervention. Pour cela, il est éclairé à la fois par des bases scientifiques solides et par des retours d’expériences.
La phytosociologie classique est un de ces outils lorsqu’il doit cartographier des habitats naturels dans le cadre de l’application de la directive Habitats/Faune/Flore n° 92/43/CEE ou lorsqu’il doit mener, dans le cadre réglementaire, des études d’impacts, d’incidences ou des opérations d’aménagement foncier. Mais, lorsqu’il doit gérer, par exemple, des prébois d’altitude pâturés, le recours à l’approche synusiale est plus pertinent. Bref, l’une et l’autre des approches sont recevables. Comme pourrait le dire Gaston Roupnel3, l’approche synusiale intégrée et l’école sigmatiste ne sont pas deux mondes étrangers qui se combattent mais ils forment une association. Pour la gestion de nos milieux naturels, deux phytosociologues valent mieux qu’un !