Lac de Grand-Lieu (Loire-Atlantique)

Rien de nouveau sur le bon niveau d’eau

 

Espaces naturels n°35 - juillet 2011

Le Dossier

Jean-Marc Gillier
Société nationale de protection de la nature

 

À Grand-Lieu, comme dans de nombreux marais, la gestion du niveau d’eau donne lieu à des conflits d’intérêt et d’usage. Les gestionnaires, eux, ont la responsabilité de répondre à des objectifs de conservation. Tentative pour fixer le bon niveau d’eau.

Autant de passions pour de l’eau… ? Autour du lac de Grand-Lieu, comme dans de nombreux marais, la seule évocation du niveau de l’eau enflamme inévitablement les esprits.
D’ailleurs comment sont-ils fixés ces niveaux d’eau ? A-t-on même une idée précise du niveau idéal ? Si la valeur écologique de Grand-Lieu en fait un lieu protégé1 par un arsenal de mesures réglementaires, il n’en reste pas moins que la Société nationale de protection de la nature (SNPN), gestionnaire de cette réserve naturelle nationale, doit répondre à ces questions particulièrement prégnantes.
Contrairement à d’autres zones de marais proches, le lac de Grand-Lieu représente un casier hydraulique indivisible. Le niveau d’eau est unique et peut être réglé, la plupart du temps, à quelques centimètres près sur des dizaines de kilomètres carrés. Le même niveau d’eau s’applique donc à toutes les activités de la zone humide : préservation du patrimoine écologique, agriculture de marais, pêche professionnelle, chasse… Ce niveau est déterminé par l’ouverture ou la fermeture d’un seul ouvrage. Le Syndicat d’aménagement hydraulique sud-Loire est chargé de sa gestion. L’État en fixe les règles qui se traduisent par des niveaux d’eau à respecter en fonction des périodes2.

Objectif conservation. Le gestionnaire porte la responsabilité de la prise en compte des objectifs de conservation dans les décisions retenues sur la détermination du « bon » niveau d’eau. La SNPN doit donc définir une ligne de conduite relativement précise, déterminée par une bonne connaissance du patrimoine naturel, par une appréciation des modifications du site ainsi qu’une bonne compréhension des facteurs régissant son évolution. Autant dire, une position jalonnée de questions : que faut-il prendre en compte, pourquoi, comment ?
L’expérience démontre toute la complexité d’appréhender les réponses afin de porter un jugement éclairé.
La connaissance du patrimoine naturel paraît être la donnée indispensable. Mais est-elle facilement disponible ? Oui et non. Les inventaires sont très complets au niveau de la faune vertébrée et de la flore supérieure. Il n’en est pas de même des invertébrés pour lesquels la connaissance est très partielle.
L’évolution des espèces et habitats, et plus globalement du site, est en revanche plus difficile à appréhender.
Plusieurs suivis permettent d’avoir une idée relativement précise sur certains aspects : physionomie du site et répartition des grands habitats, fond du lac… Mais l’unanimité entre scientifiques n’est pas faite ! À ce sujet, l’exemple de l’envasement du lac est patent. Les suivis mis en place ont conduit le gestionnaire à trancher prudemment. En effet, les différentes bathymétries3 réalisées révèlent des situations assez contrastées quant à la profondeur du lac, tandis qu’un bilan global montre une stabilité voire une légère érosion !
L’évolution des communautés et du peuplement avifaunistique est la mieux suivie. Ainsi, globalement, on sait que les populations d’oiseaux sur Grand-Lieu sont en bonne santé, exception faite des espèces inféodées aux roselières (fauvettes paludicoles, butor étoilé…).
Les dynamiques sont plus préoccupantes en ce qui concerne la végétation : disparition des espèces les plus oligotrophes, régression des herbiers aquatiques, dépérissement de roselières…
La compréhension de ces phénomènes et des facteurs les plus déterminants est probablement la plus problématique. Il est difficile de faire la part des choses entre différents éléments explicatifs. Quels sont les rôles respectifs des niveaux d’eau, des changements dans les aménagements hydrauliques opérés dans les années 1960, des modifications de la qualité de l’eau ou de l’impact de certaines espèces exotiques envahissantes dans la régression drastique des scirpes lacustres de pleine eau par exemple ?
Le niveau d’eau joue-t-il un rôle essentiel dans la dégradation d’éléments patrimoniaux ou, au contraire, est-il le facteur majeur expliquant la bonne santé de certaines espèces patrimoniales ? Difficile à dire et à hiérarchiser.
L’actuel plan de gestion de la réserve naturelle a donc notamment pour objectif de mieux comprendre la dynamique générale d’évolution du lac et des habitats et le rôle du niveau d’eau.

Face à ces incertitudes, quelle parole claire la SNPN peut-elle porter dans les débats autour des niveaux d’eau ? Pas simple dans un contexte sociopolitique marqué par des années de sérieux conflits, dans lesquels la réserve cristallisait les mécontentements. Un aggiornamento4 du gestionnaire et une politique plus tournée vers le territoire (suivant en cela les recommandations d’un médiateur nommé par l’État) ont largement permis l’apaisement. Celui-ci doit également beaucoup à la constitution d’un collectif, regroupant les principaux acteurs de la zone humide : association de sauvegarde des marais de Grand-Lieu (les agriculteurs de marais), pêcheurs professionnels (ils sont sept sur le lac), fédération des chasseurs (qui est maintenant gestionnaire d’une réserve naturelle régionale sur le territoire de la Fondation pour la protection des habitats de la faune sauvage) et la SNPN en tant que gestionnaire de la réserve. Ce collectif est un lieu de débat assez ouvert où un consensus essaie de se construire.
Les niveaux d’eau maintenant appliqués sont issus de leur travail.

Le gestionnaire en mission. En l’absence d’une compréhension fine et globale, probablement illusoire à l’échelle d’une zone humide comme Grand-Lieu, de nouvelles réflexions sont portées par le gestionnaire et quelques partenaires, acteurs du territoire ou scientifiques. Ils se posent notamment la question de la restauration d’une certaine variabilité des niveaux d’eau : une approche en phase avec le concept de naturalité que la réserve tente d’appliquer.
En effet, bien documentée par le passé, cette variabilité des niveaux n’est plus guère de mise au printemps et en été, du fait du vannage et de sa gestion. Aujourd’hui, sa mise en place se confronte aux fragiles activités économiques du territoire. Un bas niveau d’eau pourrait ne pas poser de problème majeur aux agriculteurs de marais une année, mais quid d’une autre année où l’exploitation des marais serait quasi impossible ? Quelle conséquence sur le patrimoine écologique propre à ces zones prairiales ?
D’autres pistes évoquent un pilotage des débits de sortie plutôt qu’un pilotage des niveaux et pourraient répondre à la problématique de l’érosion des zones de roselières. Enfin, et parmi de nombreux autres éléments, la question de la libre circulation des poissons migrateurs, particulièrement l’anguille, est également posée dans un contexte défavorable à l’espèce.
Sur cette question des niveaux d’eau, la mission du gestionnaire est de faire en sorte que soit intégré dans les politiques publiques l’ensemble des éléments du patrimoine naturel, dans et hors réserve. L’exercice est périlleux, il doit nous inciter à développer de nouvelles pistes, à expérimenter si le contexte le permet. Voilà qui souligne toute l’importance de la recherche et de l’investissement d’équipes scientifiques variées, en lien avec les gestionnaires. Dans tous les cas, la prise en compte de la complexité doit guider nos choix et orientations.

1. Réserve naturelle nationale (couvrant moins de la moitié du site), site classé, zone Natura 2000 [zone de protection spéciale (ZPS) et site d’importance communautaire (Sic)], site du Conservatoire du littoral. • 2. Par exemple 2,40 m au 01 mars, 2,10 m au 01 mai, 1,80 m au 01 juillet, etc. Ces cotes sont exprimées dans une cote locale, la cote Buzay, correspondant au nivellement général de la France (NGF) + 0,46 m. • 3. Mesures des profondeurs d’eau permettant de connaître la topographie des fonds du lac. • 4. En italien : mise à jour. Le terme veut désigner une volonté de changement.