Aux origines : une vision anthropocentrique de la nature

 

Espaces naturels n°49 - janvier 2015

Autrement dit

Le point de vue de l’historienne Valérie Chansigaud, chercheuse associée à SPHERE
www.valerie-chansigaud.fr

L’idée de la préservation de la « nature » est née durant le XIXe siècle. Depuis longtemps, on savait protéger des ressources et aménager l’environnement, mais c’est durant la révolution industrielle que s’opère un profond changement de perspective : on prend conscience de la nécessité de protéger la nature des progrès même de la civilisation, une évolution venue des pays industrialisés, que l’on explique diversement.

On a affirmé qu’est née au XIXe siècle une forme de sacralisation de la nature, conduisant à sa protection avec pour conséquence l’exclusion de l’homme des territoires protégés, une logique qui serait propre à la culture occidentale. Pourtant, l’examen des textes, des mouvements, comme des mesures législatives de protection de la nature corrobore difficilement cette théorie : durant tout le XIXe siècle, le poids des raisons utilitaristes est immense et répond toujours à une logique anthropocentrique. La gestion du parc du Yellowstone permet de mieux comprendre les motivations des acteurs de cette époque.

Ce vaste parc est créé en 1872 par une loi signée par le général Grant sous l’intitulé de parc de loisir et non parc naturel, car cette mention n’est pas présente dans la loi. Pour reprendre une expression souvent utilisée alors, il s’agit de préserver les merveilles de la nature des ravages des spéculateurs (voir ci-contre). Loin de soustraire ce territoire grand comme la Corse à l’activité humaine, le but est de stimuler le tourisme (la loi de 1872 prévoit le développement d’hôtels et de routes) tout en contribuant à la construction d’une identité américaine. La gestion du parc proprement dite est très proche de celle des réserves de chasse, une caractéristique que l’on retrouve dans les autres réserves naturelles créées au XIXe siècle et au début du siècle suivant : les pratiques de chasse sont régulées (même si le braconnage règne en maître), les espèces « nuisibles » (loup, coyote) sont systématiquement détruites (le dernier loup est tué au début du XXe siècle), etc.

L’exclusion des Amérindiens dans les années 1870 et 1880 – qui a été vue comme la conséquence de la sacralisation de la nature – n’est guère étonnante dans l’histoire des États-Unis puisqu’elle est la règle : on chercherait vainement un exemple de développement du territoire conduit par le gouvernement fédéral associant la participation active des Amérindiens.

La protection de la nature envisagée au XIXe siècle est totalement anthropocentrée, notamment pour des raisons utilitaristes. La raréfaction du gibier (notamment en Afrique) ou des oiseaux insectivores (principalement en Europe) est vue comme une altération des ressources naturelles dont l’homme dépend, la protection de la nature revenant dès lors à préserver un capital dont on ne peut se priver. Il faut souligner la relative médiocrité des connaissances naturalistes et l’importance des préjugés culturels, ce qui explique des comportements étonnants selon nos critères actuels. Les rapaces, malgré des appels isolés à la clémence, sont systématiquement chassés, y compris dans certaines réserves d’oiseaux des États-Unis : il faut attendre les années 1930 pour que certains rapaces commencent à faire l’objet d’une protection effective.

La réduction des populations d’oiseaux insectivores n’est jamais évaluée précisément alors même qu’elle est un argument central dans la mise en place de mesures de protection. Certaines causes de cette réduction (comme l’aménagement des campagnes faisant disparaître haies, mares et arbres isolés), bien que connues, ne sont qu’exceptionnellement évoquées par les différents mouvements de protection et ne sont donc pas combattues. Cette vision utilitariste et anthropocentrique n’est guère différente de certains arguments utilisés de nos jours où l’on justifie la protection de la biodiversité au regard des services écologiques rendus. Les discours sont devenus plus précis et plus techniques, mais la logique demeure.

LES MOUVEMENTS LES PLUS ACTIFS NAISSENT DANS LES PAYS LES PLUS INDUSTRIALISÉS

Il convient de replacer le mouvement de protection de la nature dans une évolution sociale plus vaste mais aussi plus complexe. Les nombreuses conséquences de l’industrialisation et des changements sociaux qui l’accompagnent sont connues et suscitent alors de nombreuses inquiétudes. Au XIXe siècle, certains exemples de destruction de la nature deviennent célèbres comme la disparition du bison en Amérique du nord ou les conséquences de l’introduction du lapin en Australie. Il faut souligner que les mouvements de protection de la nature les plus actifs naissent dans les pays les plus industrialisés.

Ainsi, le faible intérêt des Français pour ces questions s’expliquerait par le caractère plus rural du pays que ses voisins d’outre- Rhin ou d’outre-Manche. On explique aussi la passion nouvelle pour la nature par le développement des villes : les urbains ne dépendant plus directement de l’exploitation de l’environnement naturel, ils auraient développé un intérêt particulier pour la nature devenue bien plus lointaine. La répartition géographique de la plupart des acteurs montre clairement que la protection de la nature est intimement liée aux villes. Le XIXe siècle est traversé par d’innombrables mouvements réformistes et l’on cherche à protéger les animaux, les enfants, les femmes, les ouvriers, les personnes âgées, les prisonniers, les esclaves, le patrimoine architectural, etc. On assiste à l’éclosion d’une foule de sociétés parfois portées par les mêmes personnes comme c’est le cas au Royaume-Uni de la Society for the Mitigation and Gradual Abolition of Slavery (1823) et de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals (1824), et aux États-Unis de l’American Society for the Prevention of Cruelty to Animals (1866) et de la New York Society for the Prevention of Cruelty to Children (1874). En France, la protection des oiseaux est portée simultanément par la Société protectrice des animaux (1845) et par la Société d’acclimatation (1854) qui comptent des membres communs dont Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861).

L’anthropocentrisme de la protection de la nature du XIXe siècle est encore plus net lorsqu’on examine ses dimensions morales : il s’agit de combattre des comportements humains jugés dangereux pour l’ensemble de la société, en particulier la cruauté et l’égoïsme. Les textes du XIXe siècle décrivent les animaux, la nature sauvage et la société comme souffrant des mêmes maux et tous affirment la nécessité de mettre en place une éthique basée sur la connaissance, le respect, la modération, la bienveillance, la compassion, l’amour... On comprend dès lors que le mot le plus important dans l’expression « protection de la nature » est bien celui de « protection ». Lamarck ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit en 1817 : « L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot, par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce. […] On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable ». Ce texte est une note en bas de page qui apparaît après le mot « égoïsme » dans l’article que Lamarck consacre à l’homme.

Ces quelques exemples montrent la richesse méconnue des textes du XIXe siècle qui abordent, souvent avec une originalité et une audace que l’on n’imagine guère, des thèmes comme la propriété, le progrès, l’utilisation durable des ressources, la place des connaissances, la pédagogie de la nature, etc. Que n’interrogeons-nous pas ce passionnant corpus pour enrichir notre réflexion sur la protection de la nature ?