Vers une guerre des abeilles ?

 
La polémique monte dans les espaces protégés : Apis vs non-Apis.

Espaces naturels n°49 - janvier 2015

Le Dossier

Bernard Vaissière
Inra PACA, laboratoire abeilles et environnement

Quelques pistes pour guider les gestionnaires d’espaces protégés pour répondre aux demandes d’asile des apiculteurs.

Abeille mellifère et abeille sauvage (Ceratina sp.) sur une inflorescence de jasione des montagnes. © René Celse, Rucher des Bas Oliviers

D’un côté, l’abeille mellifère (ou domestique), Apis mellifera, est « l’abeille » bien connue du grand public dont les colonies populeuses produisent miel et autres produits de la ruche. C’est une espèce indigène en Europe avec laquelle faune et flore ont coévolué depuis des millions d’années (Ruttner 1987, Danforth et al. 2012). De l’autre, plus de 900 espèces d’abeilles (Hymenoptera : Apiformes) dites ‘sauvages’ qui regroupent andrènes, bourdons, halictes, mégachiles et autres xylocopes (913 espèces exactement d’après Leonhardt et al. 2013). Toutes les abeilles participent à la pollinisation et donc à la reproduction sexuée des plantes à fleurs (King et al. 2013). Ainsi, la disparition des abeilles aurait certainement un impact considérable sur la flore sauvage et cultivée (Klein et al. 2007, Ollerton et al. 2011), et, donc aussi sur les écosystèmes. Or le déclin des populations d’abeilles mellifères et sauvages en Europe est maintenant bien établi (Biesmeijer et al. 2006, Potts et al. 2010a & b). Et la situation de nombreuses espèces est critique à l’échelle de l’Europe, comme en atteste la situation des bourdons dont 24% des 68 espèces sont menacés d’extinction et figurent sur la liste rouge de l’IUCN (http://www.iucn.org).

C’est dans ce contexte que se pose la question de la coexistence des colonies d’abeilles mellifères et de la communauté d’abeilles sauvages dans les espaces protégés. Toutes les abeilles se nourrissent de nectar et de pollen, mais ces ressources sont présentes en quantités limitées sur un territoire, d’où une possible compétition. Et il ne faut pas sous-estimer l’impact des transferts potentiels de pathogènes entre différentes espèces d’abeilles (Plischuk et al. 2009 ; Ravoet et al. 2014). Suite à l’arrivée de l’acarien Varroa destructor en France en 1983 (Colin et al. 1983), il ne reste pratiquement plus de colonies sauvages d’Apis en métropole et seul demeure le cheptel apicole.

Les apiculteurs cherchent de plus en plus à installer leur cheptel en milieu naturel pour éviter les risques liés à l’usage des pesticides dans les milieux agricoles. Or une colonie d’abeilles mellifères récolte en moyenne 28 kg de pollen et deux fois plus de nectar (Louveaux 1968). Les abeilles sauvages sont elles solitaires à >80% et les besoins d’une femelle pour une saison s’expriment tout au plus en grammes de pollen et de nectar. Certes les butineuses d’une colonie d’Apis couvrent une aire considérable puisqu’elles peuvent butiner jusqu’à plus de 10 km de leur ruche (Beekman & Ratnieks 2000) pour se concentrer sur les patchs de fleurs les plus riches car elles sont super-généralistes (Schaffer et al. 1983).

Au contraire, la plupart des abeilles sauvages ont une aire de butinage restreinte qui se mesure en centaines de mètres et ne récoltent souvent leur pollen que sur quelques taxons de plantes apparentés. L’impact des colonies d’abeilles mellifères peut donc être réel, même s’il reste difficile à mesurer sur la durée pour déterminer son effet sur la valeur sélective des abeilles sauvages (Sugden et al. 1996, Roubik & Volda 2001, Goulson 2003, Minckley et al. 2003, Forup & Memmott 2005, Goulson & Sparrow 2009).

Au final quelques pistes peuvent guider les gestionnaires d’espaces protégés pour répondre aux demandes d’asile des apiculteurs. D’abord, en termes de pollinisation, on observe une complémentarité des espèces puisque le taux de fructification des cultures est maximal en présence d’abeilles sauvages et mellifères (Garibaldi et al. 2013, Figure 3). Cependant une trop forte densité d’Apis peut entraver la pollinisation (Hargreaves et al. 2009 & 2010, Watts et al. 2013). Par ailleurs, dans une étude conduite sur 15 prairies calcaires en Allemagne, aucun effet n’a été détecté sur la valeur sélectives des abeilles sauvages cavicoles jusqu’à une densité de 5,2 colonies/km2 dans un rayon de 2 km autour du site d’étude (Steffan-Dewenter & Tscharntke 2000). Dans l’état actuel de nos connaissances, il ne semble donc pas justifié de vouloir interdire tous les territoires protégés aux colonies d’Apis même en invoquant le principe de précaution, mais il faut néanmoins être vigilant quant à la taille des ruchers et la charge en colonies/km2 présentes.

NB : Cette note s’appuie sur des articles scientifiques disponibles sur le site…, mais elle ne se veut pas une synthèse exhaustive. Elle présente les seules vues de l’auteur et en aucune façon celles des structures avec lesquelles il est affilié.

Références

- Beekman M, Ratnieks FLW. 2000. Long-range foraging by the honey-bee, /Apis /mellifera L. Funct. Ecol. 14:490-496.

- Biesmeijer JC, Roberts SPM, Reemer M, Ohlemüller R, Edwards M, Peeters T, Schaffers AP, Potts SG, Kleukers R, Thomas CD, Settele J, Kunin WE. 2006. Parallel declines in pollinators and insect-pollinated plants in Britain and the Netherlands. Science 313 :351-354.

- Colin ME, Faucon JP, Heinrich A, Ferry R, Giauffret A. 1983. Etude du premier foyer français de varroatose de l'abeille. Bull. Acad. Vét. France 56 :89-93.

- Danforth BN, Cardinal S, Praz C, Almeida EAB, Michez D. 2012. The impact of molecular data on our understanding of bee phylogeny and evolution. Ann. Rev. Entomol. 58 :57-78.

- Forup ML, Memmott J. 2005. The relationship between the abundances of bumblebees and honeybees in a native habitat. Ecol. Entomol. 30:47-57.

- Garibaldi LA, Steffan-Dewenter I, Winfree R, Aizen MA, Bommarco R, Cunningham SA, Kremen C, Carvalheiro LG, Harder LD, Afik O, Bartomeus I, Benjamin F, Boreux V, Cariveau D, Chacoff NP, Dudenhöffer JH, Freitas BM, Ghazoul J, Greenleaf S, Hipólito J, Holzschuh A, Howlett B, Isaacs R, Javorek SK, Kennedy CM, Krewenka K, Krishnan S, Mandelik Y, Mayfield MM, Motzke I, Munyuli T, Nault BA, Otieno M, Petersen J, Pisanty G, Potts SG, Rader R, Ricketts TH, Rundlöf M, Seymour CL, Schüepp C, Szentgyörgyi H, Taki H, Tscharntke T, Vergara CH, Viana BF, Wanger TC, Westphal C, Williams N, Klein AM. 2013. Wild pollinators enhance fruit set of crops regardless of honey bee abundance. Science 339 :1608-1611.

- Goulson D. 2003. Effects of introduced bees on native ecosystems. Annu. Rev. Ecol. Evol. Syst. 34 :1-26.

- Goulson D, Sparrow KR. 2009. Evidence for competition between honeybees and bumblebees; effects on bumblebee worker size. J. Insect Conserv. 13 :177-181.

- Hargreaves AL, Harder LD, Johnson SD. 2009. Consumptive emasculation: the ecological and evolutionary consequences of pollen theft. Biol. Rev. 84 :259-276.

- Hargreaves AL, Harder LD, Johnson SD. 2010. Native pollen thieves reduce the reproductive success of a hermaphrodite plant, Aloe maculata. Ecol. 91:1693-1703.

- King C, Ballantyne G, Willmer PG. 2013. Why flower visitation is a poor proxy for pollination: measuring single-visit pollen deposition, with implications for pollination networks and conservation. Methods Ecol. Evol. 4 :811-818.

- Klein AM, Vaissière BE, Cane JH, Steffan-Dewenter I, Cunningham SA, Kremen C, Tscharntke T. 2007. Importance of pollinators in changing landscapes for world crops. Proc. Roy. Soc. B. 274 :303-313.

- Leonhardt SD, Gallai N, Garibaldi LA, Kuhlmann, Klein A-M. 2013. Economic gain, stability of pollination and bee diversity decrease from southern to northern Europe. Basic Appl. Ecol. 14 :461-471.

- Louveaux, J. 1968. Etude expérimentale de la récolte du pollen. p.174-203 in R. Chauvin (ed.) Traité de Biologie de l'Abeille. vol. 3. Masson, Paris, F.

- Minckley RL, Cane JH, Kervin L, Yanega D. 2003. Biological impediments to measures of competition among introduced honey bees and desert bees. J. Kansas Entomol. Soc. 76 :306-319.

Ollerton J, Winfree R, Tarrant S. 2011. How many flowering plants are pollinated by animals? Oikos 120 :321-326.

- Plischuk S, Martín-Hernandéz R, Prieto L, Lucía M, Botías C, Meana A, Abrahamovich AH, Lange C, higes M. 2009. South American native bumblebees (Hymenoptera: Apidae) infected by Nosema ceranae (Microsporidia), an emerging pathogen of honeybees (Apis mellifera). Env. Microbiol. Reports 1 :131-135.

- Potts SG, Biesmeijer JC, Kremen C, Neumann P, Schweiger O, Kunin WE. 2010a. Global pollinator declines: trends, impacts and drivers. Trends Ecol. Evol. 25 :345-353. Potts SG, Roberts SPM, Dean R, Marris G, Brown MA, Jones R, Neumann P, Settele J. 2010b. Declines of managed honey bees and beekeepers in Europe. J. Apic. Res. 49 :15-22.

- Ravoet J, de Smet L, Meeus I, Smagghe G, Wenseleers T, de Graaf DC. 2014. Widespread occurrence of honey bee pathogens in solitary bees. J. Invert. Pathol. 122 :55-58.

- Roubik DW, Wolda H. 2001. Do competing honey bees matter? Dynamics and abundance of native bees before and after honey bee invasion. Population Ecology 43 :53-62.

- Ruttner, F. 1987. Biogeography and taxonomy of honeybees. 260 p. Springer-Verlag, New York, NY. ISBN 3-540-17781-7

- Schaffer, W.M., D.W. Zeh, S.L. Buchmann, S. Kleinhans, M.V. Schaffer, and J. Antrim. 1983. Competition for nectar between introduced honey bees and native North American bees and ants. Ecology 64:564-577.

- Steffan-Dewenter I, Tscharntke T. 2000. Resource overlap and possible competition between honey bees and wild bees in central Europe. Oecologia 122 :288-296.

- Sugden, E.A., R.W. Thorp & S.L. Buchmann. 1996. Honey bee - native bee competition: focal point for environmental change and apicultural response in Australia. Bee World 77 :26-44.

- Watts S, Sapir Y, Segal B, Dafni A. 2013. The endangered Iris atropurpurea (Iridaceae) in Israel: honey-bees, night-sheltering male bees and fmale solitary bees as pollinators. Ann. Bot. 111 :395-407.