Que peut-on attendre de l'évaluation économique des espaces naturels protégés ?
Trois initiatives récentes montrent que l'on peut utiliser de façon pertinente l'évaluation économique. Même si la méthode est critiquée, parfois à raison, elle reste un bon moyen de peser dans les arbitrages budgétaires.
A l'intar du produit intérieur brut, principal indicateur macro-économique, dont l’incapacité à traduire la santé économique de notre pays a été souvent rappelée, il semble tout à fait inconcevable de plaquer sans précaution une approche strictement économique à un système bien plus complexe encore qu’est celui de la nature. Le concept de « services écosystémiques » est critiqué pour son approche utilitariste, car elle apparaît, pour certains, comme une porte d’entrée à une financiarisation du vivant. Les hypothèses et biais des méthodes de l’économie de l’environnement grèvent par ailleurs la crédibilité des résultats obtenus. Pourtant les gestionnaires d'espaces naturels reconnaissent son importance pour être pris en considération par les acteurs économiques et les élus. Face à ce constat en demi-teinte, entre l’espoir de mieux reconnecter la gestion des espaces naturels avec l’économie nationale et les incertitudes des chercheurs liées aux méthodes proposées et aux concepts utilitaristes, quelle place accorder encore à l'évaluation économique des espaces protégés et pour quels usages ?
LES BÉNÉFICES DE LA PROTECTION PAR LE CONSERVATOIRE DU LITTORAL À L’HORIZON 2050
À l'occasion de ses 40 ans, le Conservatoire du littoral présente sa nouvelle Stratégie à l’horizon 2050 qui rend opérationnel son objectif d'atteindre le « tiers naturel » littoral. À cet égard, le Conservatoire a souhaité mettre en lumière son importante contribution à l’économie littorale notamment en évaluant les bénéfices économiques associés à la mise en oeuvre de cette Stratégie à 2050 sur un échantillon de ses sites. Cette évaluation doit servir de plaidoyer auprès des décideurs nationaux et régionaux en faveur des espaces naturels côtiers.
La méthode : une analyse prospective menée à l’horizon 2050 qui compare deux scénarios de protection sur le littoral, avec et sans mise en oeuvre de la Stratégie. Chaque scénario prend en compte les pressions et menaces identifiées sur le littoral (urbanisation, conversion des prairies, pollution, submersion et érosion, etc.) d’une part et les mesures de gestion prévues d’autre part. La différence entre les valeurs économiques des écosystèmes côtiers associées à chacun des scénarios fournit une estimation des bénéfices de la Stratégie. Cette valeur relative ainsi obtenue n’est donc pas une valeur totale, absolue, de l'ensemble des services fournis par les écosystèmes (parfois aussi appelée « capital naturel »), mais bien la valeur résultante de la mise en oeuvre d’une politique de protection (« bénéfices de protection »). En comparant ces bénéfices avec les coûts de protection, il est alors possible de déduire les bénéfices nets de la Stratégie 2050. Par exemple, les bénéfices de sa mise en oeuvre sur le Bassin d’Arcachon sont estimés à 1800 € par hectare et par an, soit largement au-dessus des 300 € de coûts de gestion estimés sur les sites actuels.
PROJET « QUE VAUT MA RÉSERVE ET COMMENT LE FAIRE SAVOIR ? » DE RÉSERVES NATURELLES DE FRANCE (RNF)
RNF a initié en 2014 un projet consistant à démontrer la valeur ajoutée des réserves sur les territoires et à la faire connaître. Mieux expliquer les bénéfices économiques et sociaux des réserves naturelles devrait aider à :
• mieux prendre en compte les réserves dans les arbitrages budgétaires ;
• à convaincre les élus locaux et autres décideurs publics de l’intérêt d’une réserve au-delà des seules préoccupations de biodiversité ;
• convaincre de l’intérêt d’investir dans la création et la gestion des réserves naturelles. Il s'agit d'actionner des leviers plus efficaces pour attirer l’attention et la compréhension des élus, pour capter des flux financiers, faire en sorte que les réserves naturelles deviennent, en ce sens, des espaces naturels remarqués pour leur impact positif pour les territoires.
L’approche retenue pour ce projet s’appuie sur trois axes de travail :
• le financement des réserves (développement de plans d’affaires, estimation des écarts de financement pour une gestion efficace, étude de nouveaux mécanismes de financement) ;
• l’évaluation des bénéfices de la gestion (retombées économiques, valeurs de services d’éducation et de recherche, analyse coûts-bénéfices de lutte contre les espèces invasives, etc.) ;
• la contribution des réserves à la mise en oeuvre des politiques environnementales (conservation d’espèces et d’habitats d’intérêt patrimonial, stratégie de création d’aires protégées, stratégies régionales biodiversité, schémas régionaux de cohérence écologique, directive cadre sur l’eau, etc.).
Six études de cas sont en cours (publication fin 2015) dans des réserves nationales et régionales: Chastreix-Sancy, Gorges de l’Ardèche, Marais d’Orx, Nohèdes, Passy et Prairies Humides de Courteranges. Il s’agit de répondre aux attentes des gestionnaires et de développer les outils nécessaires à l’atteinte des objectifs fixés.
VALEUR ÉCONOMIQUE DES PARCS NATIONAUX PAR PARCS NATIONAUX DE FRANCE (PNF)
Deux études conduites de 2008 à 2013 dans les parcs nationaux de Guadeloupe et de Port-Cros ont cherché à mesurer le supplément de valeur apporté aux espaces naturels par le classement en parc national. Cette valeur intègre des composantes marchandes (ex : dépenses de visiteurs, chiffre d'affaire des entreprises) et des valeurs non marchandes (satisfaction des visiteurs... qui les pousse à revenir, bien-être des riverains, attachement des habitants de la région, services tirés des écosystèmes). Il est possible de traduire une part importante de ces valeurs non marchandes en unités monétaires. Les deux études montrent qu'un euro investi par l’État dans la protection du site (fonctionnement de l'établissement public du parc national) produit 11 € de bénéfices (monétaires et non monétaires) pour le territoire du Parc national de la Guadeloupe et 92 € pour celui du Parc national de Port-Cros. Au-delà de leur mission première de protection d'un patrimoine commun, les parcs nationaux apportent donc à leurs territoires un excellent retour sur investissement dans le domaine économique.
QUE FAIRE DES RÉSULTATS ?
L'intérêt pour cette approche économique est exacerbée par un contexte de restriction budgétaire, qui oblige les gestionnaires à justifier leur existence et à démontrer les bénéfices de leurs actions. Les trois exemples montrent des attentes communes auxquelles répond l’approche économique mise en oeuvre :
• un objectif clairement affirmé d’information (outil de justification, soutien, ou sensibilisation) ou d'aide à la décision (stratégie financière, priorisation des actions, concertation et participation des acteurs) ;
• une distinction claire entre les bénéfices de la protection et la valeur économique totale des écosystèmes ;
• une échelle géographique pertinente et des données locales (les études de capital naturel sur de vastes territoires faisant état de chiffres astronomiques ne sont plus convaincantes) ;
• des approches innovantes et transdisciplinaires qui améliorent le cadre strict d’évaluation économique par les outils classiques de l’économie de l’environnement (par exemple la modélisation en cartographie, outil indispensable à l’économiste de l’environnement et la définition de scénarios en analyse prospective permettent d’améliorer la pertinence des résultats pour l'utilisation qui en sera faite).
Les initiatives conduites et les quelques ingrédients relevés ici démontrent que l’approche économique, mise en oeuvre à bon escient et dans la limite de ce qu’on peut en attendre, est un outil pertinent pour le gestionnaire d'espaces naturels. L’écarter pour des raisons d’idéologie ou sous prétexte qu’il est trop limité, sans chercher à voir ses utilisations à l’échelle de nos espaces protégés serait une erreur.