Natures sauvages
Espaces naturels n°55 - juillet 2016
Fabienne Joliet,
géographe culturelle, Agrocampus Ouest,
Institut national d'horticulture et du paysage
Les paysages prennent leur valeur dans l’œil des hommes qui les regardent. Que ce soit chez les peuples autochtones de l'Arctique ou en Occident, la nature n'est sauvage que dans la mesure où elle est pensée comme telle.
Concernant l'appréhension du sauvage chez les différents peuples sur lesquels vous avez travaillé, qu'est-ce qui vous a le plus marquée ?
Ce qui m’a le plus marquée, c’est que la nature, comme la géographie, fait l’objet d’une représentation et d’une pratique variable selon les cultures. Ainsi, un espace peut être très important pour une culture, et indifférent pour d’autres, voire rejeté. De même, la nature qualifiée de « sauvage » n’est pas la même pour tous. L’idée de wilderness notamment est typiquement occidentale. Elle incarne l’archétype de la nature sauvage en Occident, forgée en Amérique du Nord. C’est pourtant cette conception occidentale du sauvage, supposée sans empreinte anthropique qui prévaut dans les instances internationales de protection de la nature et la plupart des ONG dans le monde. Or, la wilderness n’existe pas pour les Inuit ou les Cris, sociétés autochtones que je connais le mieux. Pour eux, la nature est socialisée, donc étrangère à l'idée de wilderness.
La création d’un parc national au Nunavik (Canada) par exemple, emblème de protection de la nature sauvage occidentale, suscite ainsi de gros malentendus entre le gouvernement du Québec instigateur du projet de parc national de Tursujuq et les communautés autochtones Cries et Inuit qui y habitent. Un parc est-il une réserve ? Pourquoi cet intérêt des visiteurs pour une nature sauvage, alors qu’elle est socialisée pour les autochtones ?
À quoi sont liées les perceptions de la naturalité ?
Les formes de naturalité sont influencées par la géographie des milieux naturels bien sûr, mais surtout configurées par les représentations du monde, à la proue des cultures, façonnées par les modes de vies, les religions ou croyances.
Les peuples autochtones ont une vision holiste du monde, au sein de laquelle les hommes et leurs milieux forment un tout organique. Ils font donc partie intégrante de la nature et, réciproquement la nature fait partie d’eux. D’où certains mots d’inuktitut qui désignent à la fois une partie du corps et un type de territoire, par exemple le bord de l’oeil et un rivage. Au sein de cette vision holiste, la notion de propriété privée n’existe pas, tandis que le sentiment d’appartenance aux terres est extrêmement puissant, viscéral. Holistes, l’un et l’autre, et plus précisément animistes, les Inuit et les Cris qui vivent dans le nord du Canada empruntent pourtant des formes de naturalité différentes : les Inuit sont un peuple de la mer, de la côte arctique (la toundra), tandis que les Cris (amérindiens) sont un peuple de l’intérieur des terres (la forêt et les rivières) subarctiques.
De même, l’interprétation de l’évolution du climat, ou bien de la maladie qui affecte les caribous au Nunavik aujourd’hui, ne fait pas du tout l’objet des mêmes hypothèses que les recherches occidentales, issues de socles cognitifs différents.
A contrario, en Occident, nature et sociétés sont distinctes. Les sociétés souhaitent maîtriser et contrôler ce qui inclut l’acte de protection) la nature pour pouvoir y vivre. C’est une conception dualiste du monde qui préside depuis le XVIe siècle, avec une position alternative bio-centrique ou bien anthropocentrique.
Enfin, la mondialisation à l’oeuvre tend à rendre hybrides des conceptions de la nature. Pour autant, elles restent articulées autour du pivot de leur vision du monde.
Est-ce que l'ambivalence du mot sauvage est une particularité de la culture occidentale ?
Oui, le mot sauvage est lui-même ambivalent en Occident, du fait même que les Européens aient donné naissance aux États-Unis et au Canada, où est né le concept de wilderness au XIXe siècle. Alors que l’Europe est densément peuplée et a connu des siècles de défrichement et d'artificialisation, la colonisation européenne en Amérique du Nord conduit à renouveler la conception européenne de la nature à partir du XVIIIe siècle. La nature sauvage qu’elle a rencontrée, qu'elle s’est appropriée en la colonisant, qu'elle a protégée et parfois aménagée, devient l'emblème d’une nouvelle nation occidentale (comme en attestent les Y parcs, Yellowstone et Yosémite) : les États-Unis d’Amérique. ll existe un distinguo au sein même de l’Europe, marquée par une culture anglo-saxonne au nord et nord-est, et latine au sud et sud-est. Les pays anglo-saxons européens ont très tôt emboîté le pas du courant nord américain en créant des parcs nationaux dès le début du XXe siècle (neuf parcs nationaux créés en Suède en 1909 !), tandis que l’Europe latine, par exemple la France, n'a conçu ses premiers parcs nationaux qu'à partir des années 1960 (Vanoise 1963).
Aujourd’hui, en Occident, l’ambivalence réside dans la difficulté à traduire le mot wilderness : nature sauvage, spontanée, férale, vierge ?
Y a-t-il des contradictions entre les discours et la façon dont les sociétés organisent la conservation ?
La perception de la nature en France se manifeste essentiellement dans des actes de conservation mais aussi et surtout dans les aspirations sociales plus que dans la réalité physique de formes sauvages de la nature. La Loire, par exemple, incarne une représentation du « dernier fleuve sauvage d’Europe ». Elle est pourtant le fleuve le plus nucléarisé de France, et aménagé depuis le XIIIe siècle. Elle a été classée Patrimoine mondial de l’Unesco en 2001 en tant que paysage culturel. Le paradoxe va même jusqu’à ce que les habitants veuillent garder les épis de la Loire angevine, ceux-là même que les aménageurs voulaient démolir car cette partie de la Loire n’est plus navigable.
Il peut y avoir des contradictions, notamment entre plusieurs cultures qui se partagent un même espace. Dans un même pays qui accueille plusieurs cultures comme la Suède, une partie du territoire Sami était destinée à être classée comme nature sauvage. Ce sont les Sami qui ont revendiqué le label Paysage culturel de l’Unesco, car pour eux, ce n’était pas une nature sauvage, mais habitée par leur peuple et donc une vision culturelle opposée.
La semaine dernière, j’ai croisé dans la rue des militants de l’ONG Greenpeace qui dénonçaient l’« Arctique en danger ». Le réchauffement climatique facilite l’accès aux gisements de matière première qui se trouvent dans son sous-sol, ouvrant la voie aux excès de convoitise des grandes puissances mondiales. Or, l’Arctique est un espace vécu, identitaire, et non une wilderness. Il me semble incroyable d’entreprendre des actions de défense ou de protection du Pôle Nord sans concerter les Inuit.