L’émergence de l’écologie scientifique

 

Espaces naturels n°8 - octobre 2004

Études - Recherches

Jacques Blondel
CNRS

 

La pensée écologique est devenue une évidence ; au point d’oublier que son émergence résulte d’un long processus.

On n’imagine plus aujourd’hui gérer une réserve naturelle, un coin de nature ou un paysage ordinaire sans faire appel à des notions d’écologie. Mais il aura fallu du temps pour que chacun d’entre nous, naturaliste, écologue ou gestionnaire, acquière le fond de connaissance que nous avons tous peu ou prou assimilé. À force de parler d’écologie, de lire des textes, de suivre des conférences, d’échanger des idées et surtout d’observer la nature, on finit par s’imprégner des notions les plus importantes pour la vie de tous les jours. Cette culture écologique ne s’est pas faite du jour au lendemain et nécessite de se réactualiser et de se perfectionner en permanence.
De l’histoire naturelle
à l’écologie scientifique
L’écologie scientifique, qui est la source de toute connaissance pour comprendre la nature, a mis beaucoup de temps à pénétrer le monde universitaire puis les écoles, les collèges ainsi que les organismes qui sont directement en prise avec le concret quotidien de la gestion des espèces et des espaces naturels. Bien qu’étant une discipline déjà ancienne, puisqu’elle date de la fin du 19e siècle, et que d’importants développements aient eu lieu tout au long du siècle dernier, surtout dans le monde anglo-saxon, l’écologie n’a vraiment décollé que dans la seconde moitié du 20e siècle. Comme toujours, c’est à quelques pionniers que l’on doit ce renouveau au premier rang desquels il faut citer George Evelyn Hutchinson qui, avec ses disciples et continuateurs, fut l’un des principaux artisans des fondations de l’écologie moderne.
Se promenant un jour dans la campagne sicilienne, Hutchinson observa attentivement la manière dont plusieurs espèces de punaises d’eau, notonectes, corises et naucores se partageaient l’espace et les ressources dans un petit bassin qui jouxtait une chapelle dédiée à sainte Rosalie. Ces observations et les réflexions qu’elles suscitèrent conduisirent le promeneur à écrire un texte fameux intitulé Hommage à sainte Rosalie ou pourquoi y a-t-il tant de sortes d’animaux ?. Une petite analyse épistémologique permettrait de démontrer comment ce texte célèbre établit les fondements d’une nouvelle manière de regarder la nature et de concevoir l’écologie. Il est en particulier à l’origine d’un renouveau de la vieille théorie de la niche, renouveau qui fit adhérer l’écologie aux canons de la recherche scientifique moderne fondée sur la mise à l’épreuve d’hypothèses alternatives. Cette théorie de la niche déboucha sur une autre théorie célèbre, dite des équilibres dynamiques, puis à son prolongement encore plus célèbre qu’est la théorie de biogéographie insulaire. Toutes ces théories reposent sur un certain nombre de présupposés qui, à l’époque, paraissaient aller de soi : tout système écologique est réputé être en équilibre et cet équilibre est « dynamique », ce qui veut dire qu’il ne reste pas figé, indéfiniment semblable à lui-même dans sa composition. Une communauté habitant un morceau de forêt, un pré, une mare ou un segment de ruisseau, est saturée en espèces, ce qui veut dire que les ressources offertes par le milieu sont entièrement exploitées, il n’y a pas de « niches vacantes ». Toujours d’après cette théorie, le moteur qui régit les relations entre espèces est la compétition et le système est dit « en équilibre dynamique » parce qu’il y a toujours des espèces qui quittent le système pour une raison quelconque, déficit démographique ou émigration, ce qui permet à d’autres de les remplacer. On dit qu’il y a équilibre entre extinctions locales et immigration. La logique de cette approche est de considérer la communauté d’espèces comme un système clos, plus ou moins indépendant des autres communautés de son voisinage et dans lequel les perturbations ne sont qu’un bruit de fond qui gêne l’étude du système mais n’y joue pas de rôle essentiel. Le succès de cette théorie fut considérable, d’abord parce que pour la première fois, l’écologie passait d’un stade descriptif à un stade explicatif, ensuite parce qu’elle permettait de faire des prédictions que l’on pouvait tester expérimentalement dans la nature. En somme, l’on passait du discours à l’expérience. Elle a donné lieu à la publication de mètres cubes de littérature dans le sillage des travaux pionniers des élèves de Hutchinson, au premier rang desquels figure Robert MacArthur.
De l’euphorie au désenchantement
La simplicité et la valeur heuristique1 considérable de ce modèle le firent d’emblée, et avec enthousiasme, adopter aux États-Unis par les responsables de la création et de la gestion d’espaces protégés. On avait enfin trouvé un moyen indiscutable et définitif, une sorte de boîte à outils idéale, pour asseoir une stratégie efficace de protection de la nature sur des bases solides. Il suffisait de connaître la niche des espèces, la manière dont elles se déploient dans l’espace, la technique pour conserver les habitats2, pour garantir à tout jamais l’avenir et la sécurité de la biodiversité. Mais c’était oublier ce que nous avait opportunément enseigné le philosophe des sciences Karl Popper, à savoir que : « La base empirique de la science objective ne comporte rien d’absolu. La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage », ce qui signifie que l’état des connaissances est toujours provisoire et sujet à révision, propos qui invite à la modestie si l’on veut éviter les préjugés et dogmatismes. De fait, quelques expériences cuisantes comme la chute désespérée, et inattendue à l’époque, de la biodiversité de la célèbre île de Barro Colorado, dans l’état de Panama, eurent l’effet d’une douche froide. La contestation du modèle des équilibres dynamiques ne se fit pas longtemps attendre et dégénéra dans la fameuse polémique Sloss (Single large or several small, une seule grande réserve ou plusieurs petites) qui fit couler des litres d’encre.
Un regard nouveau
La remise en cause du paradigme des équilibres dynamiques fut associée à ou causée par plusieurs tournants dans la manière de concevoir et pratiquer l’écologie. Je n’en citerai que deux qui ne sont d’ailleurs pas indépendants l’un de l’autre. Le premier tournant concerne la prise en compte explicite de l’espace dans l’analyse des communautés. Leur voisinage et ce qui s’y passe sont désormais jugés comme jouant un rôle déterminant dans leur histoire et leur fonctionnement. Ce que l’on observe à l’échelle locale, le pouillot véloce qui installe son nid en lisière du chablis d’un grand chêne, est déterminé par les processus qui opèrent à l’échelle régionale, la sélection que le pouillot fait de son habitat au sein d’un grand massif forestier quand il revient de migration. Le second tournant concerne le glissement de l’attention des biologistes en direction des populations3 aux détriments des peuplements4 Cette réorientation s’explique par des raisons théoriques et pratiques que je ne ferai qu’esquisser. Il est vite apparu que plusieurs prémisses de « la théorie des équilibres dynamiques » sont biologiquement irréalistes. Tout le monde sait qu’un paysage est composé d’une mosaïque d’habitats et que la communauté d’espèces qui habite chacun d’eux ne fonctionne pas en autarcie, repliée sur elle-même. Les habitats changent de structure au fil du temps parce que les végétaux qui les structurent croissent et se complexifient en prenant de l’âge. Quand leur habitat change, les espèces qui l’occupent doivent en trouver un autre, à une distance qui n’excède pas leurs moyens de dispersion. La diversité des habitats au sein du paysage doit donc bien être créée et entretenue par quelque chose.
Les perturbations,
garantes de la diversité
Ce quelque chose, ce sont les perturbations dont il existe une infinité de formes, tant par leur nature, d’origine biotique (parasites, ingénieurs écologiques comme les castors) ou abiotique (tempêtes ou incendies), que par leur ampleur, de la taupinière qui aère et bosselle le sol au gigantesque incendie qui ravage d’un coup plusieurs dizaines de milliers d’hectares dans la taïga sibérienne. À la « théorie des équilibres dynamiques » se substitua alors ce qu’on peut appeler « la théorie des déséquilibres permanents » pour signifier le rôle éminent des perturbations qui empêchent les communautés d’atteindre un équilibre stable et durable.
Le paysage naturel, un vaste massif forestier par exemple, est un système biologique spatialement hétérogène même si les conditions de sol et de climat sont homogènes sur toute son étendue. Cette hétérogénéité, générée et entretenue par les perturbations, détermine la diversité des niches, donc des espèces. Cette diversité d’espèces n’est autre que l’héritage légué par l’histoire, c’est-à-dire par l’évolution qui a spécialisé les espèces chacune dans sa niche. On peut alors dire que les perturbations sont « créatrices de diversité » sur le temps évolutif et qu’elles sont « régulatrices de cette diversité » sur le temps écologique, celui qui fait fonctionner les systèmes au jour le jour.
Pourquoi mettre davantage l’accent sur les populations que sur les peuplements ? Tout simplement pour des raisons techniques, parce que c’est à l’échelle de la population que l’on peut examiner les mécanismes précis d’extinction et de recolonisation locale, de dispersion et de démographie qui assurent le fonctionnement au jour le jour des populations. C’est à cette échelle que l’on peut analyser et valoriser les théories d’histoire de vie dans leurs composantes démographiques, génétique, physiologique et comportementale, bref faire le diagnostic de l’état de santé des populations et la manière dont elles répondent, par ajustement phénotypique ou par adaptation micro-évolutive, aux contraintes de l’environnement. Les développements récents de la biologie des populations intègrent l’espace dans leur approche à travers la théorie des « métapopulations5 » dont l’objectif est d’analyser et de prédire les liens qui s’établissent entre une série de sous-populations éclatées dans l’espace et liées entre elles par des échanges d’individus. Cet ensemble de sous-populations n’est autre que les habitants de la série d’habitats semblables dans leur structure que les perturbations ont générée à l’échelle du paysage, par exemple l’ensemble des chablis que la population de pouillots véloces de la forêt occupera. Mutatis mutandis, le concept de métapopulation s’applique aussi à l’échelle du peuplement, on parlera alors de « métapeuplement » pour désigner l’ensemble des assemblages d’espèces (collection de populations) qui caractérisent les habitats de même structure à l’échelle du paysage. Pour aller encore plus loin et boucler la boucle, le métaclimax sera l’ensemble des habitats générés et entretenus par les perturbations à l’échelle du paysage et nécessaires au maintien de l’héritage, à savoir le capital d’espèces léguées par l’histoire et que l’évolution a construites sur le long terme en réponse aux perturbations. C’est cet héritage que nous avons précisément le devoir de protéger. La notion de métaclimax étend dans l’espace le concept traditionnel du climax6 ; il implique nécessairement que les différentes successions qui se terminent par le climax régional soient déclenchées de manière asynchrone pour que tous les habitats qui caractérisent une succession soient présents en même temps dans le paysage à l’échelle du rayon de dispersion des espèces.
L’écologie est donc passée au fil de ces dernières décennies d’une approche qualitative et descriptive à une science explicative et prédictive. Les développements en cours d’une biologie intégrative seront nécessaires pour aborder les problèmes considérables qui attendent la communauté scientifique et les gestionnaires dans le cadre des changements globaux dont les conséquences nous poseront à tous de redoutables défis.

Bibliographie
Barbault, R. (1992) Écologie des Peuplements Masson, Paris.
Blondel, J. (1995) Biogéographie. Approche écologique et évolutive Masson, Paris.
Burel, F. & Baudry, J. (1999) Écologie du paysage. Concepts, méthodes et applications Tec & Doc, Paris.
Ferry, C. & Frochot, B. (1970) L’avifaune nidificatrice d’une forêt de chênes pédonculés en Bourgogne : étude de deux successions écologiques. La Terre et la Vie, 24, 153-250.