Gouvernance

Vive le conflit !

 
Moteur d’innovation sociale
Études - Recherches

Florence Pinton
Agroparistech

 

Le conflit porteur d’innovation sociale ? Oui. Quand pour le résoudre il faut rompre avec des représentations fortement ancrées. Oui. Quand il y a chez les acteurs une volonté de le résoudre, ancrée dans une intentionnalité de changement.

En quelques années, la conception des espaces protégés s’est renouvelée dans ses fondements écologiques et sociaux au point de passer de l’appréhension d’une nature remarquable à celle de biodiversité ordinaire, de la notion de conservation à celle de la gestion dynamique, du gouvernement à la gouvernance.
Un changement de paradigme s’est opéré et chacun de ces « déplacements » favorise la prise en considération de nouveaux objets et la mise en œuvre de pratiques souvent situées aux interfaces de mondes qui, jusque-là, s’évitaient.
Dans leur déclinaison concrète, ces déplacements supposent la mise en place de climats de confiance et de coopération à même de faciliter la concertation entre les diverses parties. Cependant, les changements de perspectives dont ils sont porteurs sont, d’abord, sources d’affrontement : il faut s’accorder sur les objets à protéger et sur les modèles de gestion à privilégier. Ainsi de nombreux conflits ont éclaté lors de la mise en place de la directive Habitats (1994-1998), quand il s’est agi, au cours de l’expertise scientifique, de repérer les habitats et espèces à protéger puis d’en dresser l’inventaire.

Un lieu d’innovation sociale.
La définition et la gestion des espaces protégés peuvent cependant être appréhendées comme les lieux privilégiés de l’innovation sociale. Les affrontements suscités agissent en effet sur la transformation des concepts et catégories qui organisent nos connaissances sur la nature. Ils engagent de ce fait une modification des rapports sociaux et de gouvernance à l’échelle territoriale.
Cet ensemble de considérations inscrit le conflit comme une étape constitutive de l’innovation sociale. De nombreux gestionnaires d’espaces naturels (Natura 2000, parcs nationaux à l’heure de l’élaboration de leur charte…) en ont fait l’expérience : affrontement, évitement, mais aussi expérimentation sociale de nouvelles situations.
Observons, sous ce dernier angle, ce que nous apprennent les vives controverses qui ont marqué la première étape de la directive Habitats.

Dépasser les conflits frontaux pour que coopèrent les acteurs.
Pour encourager la concertation entre les différentes parties prenantes (élus, acteurs du monde rural, associations de protection de la nature, usagers…), le ministère de l’Écologie a mis en place une procédure favorisant l’intégration d’une pluralité d’acteurs porteurs de conceptions différentes sur la gestion de l’espace rural. Cette procédure a permis de socialiser à grande échelle l’objectif de conservation de la biodiversité en faisant sortir la nature de ses réserves. Les objectifs d’expansion et de mise en réseau des espaces protégés se sont traduits par l’intégration de propriétés privées et d’espaces productifs dans le périmètre des sites Natura 2000.

Dépasser des conflits de légitimités entre savoirs diversifiés.
Par ailleurs, pour rompre avec une expertise confinée aux seuls scientifiques, la définition de documents d’objectifs à l’échelle de chaque site Natura 2000 a été confiée à des opérateurs ou chargés de mission, ces derniers occupant une véritable fonction de passeurs et de médiateurs entre la science et l’action.
Il s’agissait pour eux de construire une nouvelle représentation de la nature et de requalifier les milieux en y intégrant à la fois des critères biologiques, naturalistes et sociaux.
Dans les meilleurs des cas, la confrontation de savoirs diversifiés, qu’ils soient techniques, ordinaires ou scientifiques a abouti à des accords entre les différentes parties en facilitant l’adaptation de savoirs élaborés ailleurs à des situations locales.
En Bourgogne (Puisaye) par exemple, les débats autour de la gestion des étangs ont réuni naturalistes, élus locaux, forestiers, gestionnaires d’étangs et associations d’usagers (pêcheurs).
Plusieurs réunions ont été nécessaires pour confronter les observations des locaux aux objectifs de conservation portés par la Diren et le Conservatoire des sites (CSNB) et trouver des solutions alternatives à la gestion des berges (maintien de formations végétales liées aux exondations naturelles, sensibilité des habitats à l’envasement, piétinement des rives, etc.).

Dépasser les conflits de valeurs.
La volonté politique affichée de construire des accords et des compromis ne suffit pas à elle seule à fabriquer du changement. Dans les territoires de grande complexité sociale comme celui du marais poitevin, le renouvellement des normes de gestion de la nature doit être propice à la redéfinition de critères de patrimonialité que les associations de protection de la nature avaient introduits auparavant, à la mise en place de nouvelles connexions et à la requalification d’objets à l’interface de différents mondes. Le cas le plus spectaculaire a concerné les prairies naturelles humides du marais mouillé. Les crues et les friches, certaines plantations de peupliers ou encore les tonnes de chasses ont été remises à l’agenda en raison de leur lien avec certaines espèces remarquables. La Ligue de protection des oiseaux et l’association de défense de l’environnement en Vendée vont faire cause commune sur le dossier des corridors écologiques mais s’opposent sur la question des tonnes de chasse, l’une voulant faire des chasseurs des alliés de la protection de la nature, contrairement à l’autre qui se refuse à un tel partenariat.
Le conflit semble donc une étape souvent nécessaire à l’innovation sociale ; à condition cependant que les acteurs concernés s’en saisissent en s’engageant dans des dynamiques de résolution.