Valorisation

Tourisme et biodiversité : quelle compatibilité ?

 
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Céline Barthon et Mathilde de Cacqueray, UMR Espaces et Sociétés-Angers, celine.barthon@univ-angers.fr

Céline Chadenas, UMR LETG Géolittomer-Nantes, 

Patrick Triplet, patrick.triplet1@orange.fr

Valoriser un territoire grâce à des sites ou des espèces emblématiques, c'est une équation complexe : le tourisme peut inciter à la protection, sensibiliser les visiteurs et contribuer au développement, mais il nécessite une vigilance accrue sur des sites et des espèces sensibles. Exemple de la baie de Somme.

Phoques sur reposoirs.

Phoques sur reposoirs. © Eric Gallet

Les espaces naturels protégés ne sont pas tous égaux en termes d’accueil et de fréquentation touristique. Rares sont d’ailleurs ceux à se positionner en tant que destination à part entière, indépendamment de leur territoire d’appartenance. Historiquement considéré comme un élément perturbateur, le tourisme a légitimement suscité de la crainte. Aujourd’hui, avec l’avènement du tourisme durable, le contexte a changé : de nombreuses organisations internationales (UICN, UNESCO, OMT) considèrent ce phénomène comme un instrument au service du développement et de la valorisation de l’environnement des sites, espaces et territoires protégés. Il ne s’agit donc plus de préserver la nature (contre ou sans l’homme) mais d’en assurer la conservation en privilégiant une gestion intégrée soucieuse de la fragilité des écosystèmes et des paysages ainsi que des usages sociaux et de leurs interactions. Aussi, les espaces naturels protégés sont-ils de plus en plus évalués au prisme des services qu’ils rendent à la société et des valeurs écologiques, socio-économiques et culturelles qui leur sont associées.

Pour autant, les mécanismes de co-bénéfices ne se décrètent pas et demandent, au contraire, une intervention et un accompagnement continus dans le cadre d’une gouvernance élargie à l’ensemble des acteurs du territoire où les gestionnaires ont un rôle central à jouer. Car si le tourisme peut inciter à la protection du patrimoine naturel et sensibiliser les visiteurs à l’environnement tout en contribuant au financement de la conservation et au développement des territoires, il privilégie aussi les sites remarquables et les espèces emblématiques, sensibles par définition. L’équation à résoudre n’est donc pas simple et comporte un certain nombre d’inconnues qui relèvent autant de la nature que des intentions des touristes…

La baie de Somme, dont l’attractivité touristique actuelle s’est construite sur l’image d’une nature sauvage et protégée, illustre parfaitement ce paradoxe, ce qui en fait un cas exemplaire au vu de son caractère pionnier. Tout commence dans les années 1970, période de déclin de la vocation balnéaire du littoral picard où l’ouverture du Parc ornithologique du Marquenterre par la famille Jeanson va très vite contribuer à la réputation de la baie de Somme pour l’observation des oiseaux. Ce parc de vision payant, situé sur un ancien polder reconverti en domaine de chasse, s’inscrit dès sa création dans une logique économique privée en proposant des équipements adaptés (observatoires et sentiers) et un accompagnement par des guides locaux saisonniers.

C’est à partir de ce parc (cédé au Conservatoire du littoral en 1986) et de la Réserve de chasse maritime créée en 1968 sur le Domaine public maritime que la Réserve naturelle nationale de la baie de Somme verra le jour en 1994 : « les deux sites se complétant, l’un nourrissant les oiseaux et l’autre les accueillant, notamment en période estivale ». Reconnue à l’échelle européenne comme site d’importance communautaire pour sa grande diversité d’habitats littoraux, la baie propose aussi une halte migratoire et une zone d'hivernage de valeur internationale pour l’avifaune nicheuse des zones humides. C’est enfin un site majeur de reproduction en France pour le phoque veau-marin (site Ramsar depuis 1998).

Gérés en grande partie par le syndicat mixte Baie de Somme – Grand littoral picard, ces grands espaces de nature vont servir la stratégie de développement local du tourisme en se focalisant avant tout sur la figure emblématique de l’oiseau. Progressivement, c’est tout un territoire qui va porter sa marque grâce au parc ornithologique, à la création de la maison de l’oiseau en 1983 (aujourd’hui rebaptisée maison de la baie) ou encore l’invention du festival de l’oiseau en 1991 par la chambre de commerce et d'industrie, sans oublier le tout récent site ornithologique du Grand-Laviers dont l’initiative revient à la Fédération des chasseurs de la Somme. Parallèlement, le métier de guide indépendant se développe dès les années 1990 avec pour principaux objets la traversée de la baie et la découverte du monde de l’oiseau. Alors qu’en 1993 on dénombrait une seule structure de guidage dans la baie, on en compte aujourd’hui près de cinquante dont vingt-quatre indépendants regroupés dans un syndicat professionnel « Traces de guides » visant à faire reconnaître leur profession (non réglementée) et surtout les compétences et la qualification des guides exerçant dans la baie.

Cependant, depuis les années 2010, la présence croissante des phoques gris et veaux-marins semble bel et bien détourner l’attention initialement portée aux oiseaux. La possibilité d’observer ces mammifères sur leurs reposoirs devient même une priorité pour les touristes, tandis que leur protection permet d’en assurer la présence et même l’accroissement des populations (ci-dessous). Dans ce contexte, l’offre des guides se multiplie et s’adapte à la demande au risque d’accroître les pressions sur l’espèce et plus globalement sur l’ensemble des milieux.

D’ailleurs, si jusqu’en 2016, le départ des groupes se concentrait sur la rive sud de l’estuaire à la pointe du Hourdel (dont le nombre de visiteurs est estimé à plus d’1 million), le déplacement vers le nord du chenal de la Somme et de la rive où les phoques se reposent tend à réorienter les départs sur la zone nord située dans la réserve nationale où les activités sportives et touristiques sont réglementées et où il est interdit de troubler ou de déranger les animaux. La question de la compatibilité entre la règle et l’usage est donc posée car si la majorité des guides nature connaît la fragilité des lieux et a conscience de la nécessité de ne pas déranger les espèces (ressources de leur activité), leurs déplacements jusqu’aux reposoirs de phoques ne passent pas inaperçus et sont autant de cheminements pour les visiteurs non accompagnés, ce qui pose également un problème de sécurité. Hors des « murs » des équipements de découverte et des sentiers battus, c’est toute la baie qui devient un parc d’observation, notamment en été où la forte fréquentation et la multiplicité des usages récréatifs coïncident avec la période de reproduction.

La diffusion de l’activité de guidage et des loisirs au coeur même de la baie protégée et de ses abords, ainsi que la diversité des expériences de découverte (focalisées sur l’observation ou privilégiant le mouvement) nécessitent donc un suivi et une gestion adaptée aux habitats et aux espèces puisqu’ils sont et seront de plus en plus interdépendants. Aussi, l’encadrement de la profession de guide et des usages s’avère-t-il essentiel pour assurer un développement durable de l’activité… Tout comme de la baie dont la valeur globale ne saurait cependant se résumer à une espèce et à sa valeur instrumentale.