Surveiller les limicoles pour comprendre le littoral

 

Espaces naturels n°27 - juillet 2009

Études - Recherches

Marie Bunel
Université de Rennes 1
Emmanuel Caillot
Réserve naturelle nationale du domaine de Beauguillot - Animateur de la thématique littorale RNF
 

Intéressons-nous aux espèces qui composent les communautés de limicoles côtiers1 et nous serons capables, demain, de rendre compte des évolutions de nos écosystèmes littoraux.

Situés au sommet de la chaîne alimentaire, les limicoles côtiers constituent de bons indicateurs des changements de notre environnement. Et s’ils présentent une capacité de déplacement importante, il est loisible de les suivre sur de larges échelles de temps et d’espace. On pourrait ainsi observer la diminution, voire la disparition de certaines espèces au profit (ou non) de l’arrivée de nouvelles, et apprécier comment se modifient les aires de distribution. De même, on noterait l’apparition de changements phénologiques : c’est-à-dire les modifications liées aux variations climatiques sur la succession des diverses phases du cycle vital des espèces. En lien avec les réseaux internationaux, ces éléments permettront d’évaluer les dispositifs de gestion et d’accompagner l’émergence de nouvelles stratégies de conservation, notamment dans le cadre des aires marines protégées, de Natura 2000 en mer, ou des parcs naturels marins… et la mise en place d’outils d’aide à la décision pour une gestion durable et anticipée de notre littoral.

L’Observatoire des limicoles côtiers.
Divers réseaux, interconnectés, observent les populations de limicoles dont les trajets annuels s’opèrent sur l’ensemble de la voie de migration est-Atlantique2. Ils collectent ainsi des données à des échelles géographiques emboîtées.
Sur le territoire national, Réserves naturelles de France est à l’initiative de l’Observatoire des limicoles côtiers. Celui-ci vise à définir le statut des espèces tout au long du cycle annuel et organise la surveillance mensuelle des stationnements de ces oiseaux migrateurs. À l’échelle régionale, chaque équipe de gestion applique également un protocole de surveillance plus précis et adapté à sa localité : ces protocoles territoriaux visent à identifier les composantes fonctionnelles dont dépendent les oiseaux (zones alimentaires, reposoirs…). Le suivi de la baie des Veys et celui du littoral Est-Cotentin, par exemple, s’inscrivent dans cette démarche (cf. carte ci-dessous).
Située entre terre et mer, la Réserve naturelle nationale du domaine de Beauguillot (505 ha) appartient pour partie au domaine public maritime, territoire de prédilection des limicoles côtiers. Lors des deux premiers plans de gestion, les suivis des limicoles étaient circonscrits au territoire classé. Cependant, l’évaluation du second plan de gestion a conclu qu’il s’avérait indispensable de dépasser les limites du site et de conduire l’observation à l’échelle de l’unité fonctionnelle ; c’est-à-dire l’ensemble géographique fréquenté par la communauté d’oiseaux et notamment les reposoirs et zones d’alimentation.
Aussi, en 1998, le gestionnaire de la réserve naturelle3 a lancé un programme de surveillance ambitieux. Il s’appuie pour cela sur des observateurs ornithologues bénévoles. Naturalistes, chasseurs, scientifiques… contribuent, ensemble, à la mise en place du réseau local « limicoles côtiers ».
L’outil repose sur des comptages mensuels devenant décadaires en période de migration. Il s’applique sur près de soixante kilomètres de linéaire côtier. Les recensements conduits lors de la marée haute (concentrant les oiseaux) sont synchronisés sur l’ensemble du territoire et mobilisent une quinzaine d’observateurs. Les informations recensées constituent une base interrogeable à chaque instant. Six mois d’analyse (stage master 2) ont permis aux 6 000 données collectées depuis dix ans de nous livrer de précieuses informations.

Refuges et peuplements. L’approche des peuplements a permis de mettre en avant des enjeux liés au rôle de la réserve. Celle-ci constitue un refuge au cours de l’hivernage tandis que les autres sites sont complémentaires lors des migrations, leur richesse en espèces dépasse alors celle de la réserve.
Deux méthodes statistiques4 permettant d’étudier les correspondances entre différentes variables (méthodes multivariées) ont permis d’arriver à ces conclusions.
L’une a permis d’extraire les caractéristiques majeures des peuplements, l’autre de les regrouper selon leur degré de similarité. Elles ont contribué à l’analyse des variations intra-annuelles de la composition des peuplements ainsi qu’à la localisation des reposoirs principaux.
On constate ainsi que les effectifs les plus élevés sont observés de décembre à février et que la richesse spécifique atteint son maximum en période de migration. Le peuplement de la baie des Veys se caractérise par l’huîtrier pie et le courlis cendré, espèces estuariennes, alors que, sur le littoral Est-Cotentin, sont largement représentés le bécasseau sanderling et le tournepierre à collier, typiques des côtes ouvertes.
Autre conclusion : en baie des Veys, la réserve naturelle, protégeant les bancs sableux les plus accessibles durant les marées de vives eaux, joue un rôle de première importance pour l’accueil des limicoles. Selon la période du cycle annuel, de 60 à 98 % des effectifs totaux s’y remisent. Cela représente jusqu’à 20 000 limicoles, appartenant à vingt-deux espèces. Ce rôle de refuge est accentué lorsque le reste de la baie est soumis à la chasse. Mais il faut également souligner que d’autres secteurs clés, non protégés, nécessitent une attention toute particulière.

La surveillance au futur. De ces résultats découle un volet opérationnel. En partenariat avec le Parc naturel régional des marais du Cotentin et du Bessin, une sensibilisation des usagers et des acteurs locaux est prévue. Elle sera ciblée sur les secteurs à enjeux, non soumis à une réglementation particulière.
Par ailleurs, une information destinée aux riverains devrait leur permettre de comprendre le décret de classement et renforcer la quiétude des reposoirs de la réserve naturelle. Enfin, pour compléter ce dispositif, de nouvelles investigations sont envisagées, notamment en matière de surveillance de la macrofaune benthique5, principale ressource alimentaire des limicoles.
Le suivi des limicoles côtiers conduit aussi à s’interroger sur des actions plus globales, liées notamment à l’intégration des effets de l’évolution du climat. Même si, localement, la réserve naturelle offre une garantie fonctionnelle de première importance, qu’en sera-t-il demain face aux effets du changement climatique ?
L’élévation annoncée du niveau moyen des mers et ses conséquences (éventuelles modifications du trait de côte et réductions des surfaces intertidales…) rendront-elles nos dispositifs de protection inopérants ? Toutes ces considérations renforcent l’intérêt de nos efforts de surveillance et doivent nous inciter à imaginer de nouveaux dispositifs conservatoires, capables d’accompagner une nature en perpétuelle évolution.

1. Le terme limicole regroupe les petits échassiers fréquentant les zones humides. On qualifie de côtiers les limicoles fréquentant le littoral maritime pendant la migration et l’hivernage.
2. Entre zones de nidification du nord-est canadien, du Groënland à la Sibérie centrale et zones d’hivernage comprises entre les Îles britanniques et l’Afrique du Sud.
3. Soutenu financièrement par le PNR Marais du Cotentin et du Bessin.
4. • L’analyse factorielle des correspondances permet de décrire des jeux de données complexes. Elle définit ici les associations d’espèces caractérisant chacun des relevés.

En savoir plus
Peuplements de limicoles côtiers de la baie des Veys et de la côte Est-Cotentin : étude des reposoirs de haute-mer, Marie Bunel, Rapport de stage master 2, Université de Rennes 1 - RNN du Domaine de Beauguillot, 2008.
• Classification ascendante hiérarchique : classification des relevés en fonction de leur similarité, elle permet de dégager des groupes de relevés proches au niveau de leur peuplement (assemblage d’espèces).
5. La macrofaune benthique, consommée par les limicoles côtiers, appartient essentiellement aux trois groupes zoologiques suivants : polychètes, crustacés et mollusques.