« Se placer dans le registre du sensible »
Il est l'un des auteurs naturalistes français les plus productifs sur la pédagogie contre les idées reçues et en faveur des petites bêtes mal aimées. François Lasserre oeuvre pour faire changer les regards sur les espèces animales et végétales quelles qu'elles soient. Y compris le Frelon asiatique, qu'il nous apprend à observer dans l'une de ses dernières publications en ligne... Interview.
Votre bibliographie offre pléthore d'ouvrages qui font découvrir les espèces animales et végétales du quotidien et dissèquent les fantasmes. Quelle est votre approche ? Comment s'en inspirer ?
Tout d'abord, je préciserais que je viens plutôt du monde de l'éducation à l'environnement, moins de celui de la protection de la nature. Ça change beaucoup de choses en termes d'approche : quand on protège, on milite. On est donc moins dans l'empathie vis-à-vis de celui à qui l'on parle, tandis qu'une démarche pédagogique nous amène à accueillir sans conditions celui qui est en face de nous. Y compris, pour être tout à fait clair, si cette personne n'a absolument aucune sensibilité pour les animaux ou les végétaux. On propose et le public dispose, comme la sélection naturelle ! Je n’oublie jamais que nous sommes des êtres irrationnels. Nous acceptons principalement ce qui fait sens en nous.
Alors se placer à hauteur de l'autre et partir de son expérience sensible reste incontournable. Quand j'emmène des groupes en sortie, je pars des impressions des gens, de ce qu'ils ressentent, je me saisis aussi de ce qu'ils disent en voyant des choses. Alors parfois on me dit « c'est moche », « ça sert à rien », et je déroule leurs propos « pourquoi tu ne l'aimes pas ? », tout en partageant mes impressions qui offrent la possibilité de changer d’angle de vue. Prenons un exemple : en animation sur les grenouilles, on va vous expliquer souvent qu'elles mangent les mouches, et on passe vite sur les mouches. Tout le monde a grandi dans l'idée qu'une mouche c'était moche et ennuyeux, mais on pourrait aussi bien parler de la mouche, l'observer, comprendre comment elle vit, laisser le public venir à penser qu’elle ne gêne pas tant que ça. J'ai aussi arrêté de parler des rôles écologiques de chaque espèce car finalement ça nous amène à créer des préférences : la coccinelle serait super sympa car elle mange les pucerons ; moi, je dis aussi que c'est un affreux prédateur. Pourquoi ne pas aimer les pucerons ?
Un autre principe fonde mon travail : j'essaie d'incarner autant que possible, et non d’imposer. C’est difficile car on est tous élevés dans un monde un peu schizophrénique, en silos, « faites ce que je dis et non ce que je fais ». Quand on observe une araignée par exemple, si les personnes que j'accueille en ont peur, je la prends dans ma main pour l'observer avec elles. Je propose et ensuite les participants vont décider de faire ou pas la même chose, plutôt que de dire « n’aie pas peur et regarde comme elle est belle ! ». J’ai parfaitement conscience de ma subjectivité, que je tente de maîtriser. Personnellement je trouve sympa d'être entouré par la diversité du vivant, dont les humains, alors j'essaie de partager ce plaisir avec les autres. Par exemple, je n'essaie pas de rendre les gens tous fous d'insectes, mais je tente de faire en sorte qu'ils agissent différemment quand ils rencontreront des insectes, en les regardant par exemple, en pensant à leur place dans l'environnement qu'ils partagent avec eux.
Tout cela prend du temps d'autant que l'on côtoie de moins en moins la faune sauvage. Regardez la panique à une terrasse de café quand un bourdon passe... On rencontre de moins en moins d'animaux non humains alors il est utile de faire tomber les appréhensions, décaler son regard. Pleinement s'investir dans l'accueil de l'autre en intégrant ses craintes et ignorances. Ça prend un temps fou, certes. Mais moi ça me convient car je suis patient, je sais que les croyances prennent du temps à être abolies, et qu’une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui aura de l’effet dans très longtemps !
Une telle posture exclut-elle de fait les approches militantes ?
Tout à fait. La posture de l'animateur nature qui dit avant toute chose ce qu'il faut faire et ne pas faire, ce qu'il faut protéger « parce que c'est rare » ou autres, qui parle comme un expert à des novices, ça ne marche pas, ou uniquement sur des personnes déjà convaincues. Je dis toujours aux animateurs nature que j'encadre dans des ateliers qu'il faut complètement distinguer approches militante et pédagogique. Il est inefficace d’être en lutte. En tant que naturaliste, on aimerait souvent d'emblée que les gens militent, accueillent des crapauds ou des frelons dans leur jardin etc., alors qu'il faut partir encore une fois de l'étape 1, celle du sensible, de l’irrationnel. J'assiste souvent à des sorties naturalistes et je m'aperçois que les animateurs veulent tellement que la nature soit protégée, que tout le monde change tout de suite ses comportements, qu'au final ils oublient d'écouter les gens en face d'eux.
Je me réjouis que la condition de l'homme soit aujourd'hui bien meilleure qu'elle ne l'a jamais été. Je sais aussi que c’est en partie au détriment de la biodiversité, mais je me suis beaucoup apaisé à ce sujet. Ma patience sera bien plus efficace que ma colère, et je me sens beaucoup mieux depuis que j'ai compris ça. Je donne aux gens les billes qui les aident à penser par eux-mêmes, ce qui me semble bien plus efficace. Les outils intellectuels de la pensée critique sont des aides précieuses dans ma démarche.
Et puis l'approche militante ressert en général les propos sur les espèces rares, sur les concepts parfois compliqués de l'écologie, sur ce qu'il faut savoir pour bien protéger la nature. On fait souvent la liste des espèces qu'on observe, ou qu'on pourrait observer, pendant les sorties nature, mais finalement qu'en retiennent les gens ? Et je trouve cette approche un peu froide. Savoir que tel oiseau est un Traquet motteux ne doit pas faire oublier que chaque traquet se comporte différemment. Ils ont des cultures, et ce sont des individus que l’on rencontre. Je suis Homo sapiens, certes, mais aussi François. Les sciences nous ramènent de plus en plus vers ces individualités, qui étaient finalement présentes dans l’animisme. Toujours partir de ce qui est proche de nous, plutôt que d'un savoir hors contexte. Car placer le propos sur un terrain d'expert fait que les gens en face ne se sentent pas concernés.
Finalement, cela remet en question la perception même de la « nature »
D'un certain sens, on peut dire que la nature n'existe pas. Ou plutôt qu'elle ne nous quitte jamais. Même dans ma maison, devant mon ordinateur je suis en relation avec la nature, le merle qui est dehors... Ce merle, le papillon qui passe, ce sont des habitants du coin. La nature n'est pas quelque chose à part, n'est pas réservée à des spécialistes, sinon on risque de ne pas se sentir concerné par son sort.
De mon point de vue, la « Nature » (on l’écrit souvent avec une majuscule !) est l’une des religions qui a remplacé Dieu lorsqu’il est mort au moment des Lumières. Comme l'homme est un être irrationnel, il a remplacé l'une par l'autre. La sémantique autour de la nature est parlante : harmonie, équilibre, bien, bon… Comme si un chevreuil vivait en harmonie avec un loup, ou une fourmi avec quelqu’un qui médite dans l’herbe et qui l’écrase avec ses fesses ! Si la nature est partout, alors elle est nulle part, elle n'existe pas. Du moins c’est un concept qui n’existe pas dans toutes les cultures humaines, qui est très lié au contexte.
Et puis le fait qu'on s'intéresse plutôt à la vie exceptionnelle fait qu'on oublie les espèces communes (et donc qu'on est moins à l'écoute, comme je le disais plus haut), mais aussi qu'on dévalue les espèces domestiques. Les naturalistes sont souvent spécistes finalement, faisant des catégories d’êtres vivants intéressantes, ou moins. Mais sur le plan philosophique et éthique, un poulet d'élevage a selon moi autant d’importance ontologique qu'un Gypaète barbu. En ayant parfaitement conscience que notre approche vis-à-vis de la « nature » est surtout subjective et irrationnelle, je pense que l’on est plus efficace vis-à-vis d’un public très ignorant et empli de préjugés culturels très tenaces. Les convaincus, eux, ont moins besoin de nous !