Perceptions

Le Dauphin rose, un être malfaisant et pervers ?

 

Espaces naturels n°61 - janvier 2018

Le Dossier

Guillaume Marchand, chercheur associé au Centre des sciences de l'environnement, Université fédérale de l'Amazonas, Brésil, gaelmarch@yahoo.fr

Légendes, rumeurs, conflits d'usages sont souvent à l'origine des stéréotypes qui mènent à mal-aimer certaines espèces, parfois au point de les détruire. En Amazonie, une espèce de dauphin concentre l'hostilité des pêcheurs, à l'inverse de l'image positive qu'il peut avoir ailleurs. Un paramètre à prendre en compte pour les actions de protection de cette espèce en voie d'extinction.

Certains pêcheurs qualifient ce dauphin de « roi de la méchanceté ». © Ivan Sgualdini

Certains pêcheurs qualifient ce dauphin de « roi de la méchanceté ». © Ivan Sgualdini

En France, les dauphins bénéficient d’un important capital sympathie. Ils figurent en tête des animaux préférés de nos compatriotes. En d’autres lieux, le rapport aux dauphins peut être plus hostile, c’est le cas le long des rives brésiliennes de l’Amazone, où les conflits entre les pêcheurs traditionnels (ribeirinhos) et les Dauphins roses (boto selon l’appellation locale, Inia geoffrensis dans notre système taxonomique) vont crescendo et peuvent être parfois violents. En 2011, j’ai initié des recherches sur les relations entre humains et animaux sauvages dans différentes aires protégées habitées d’Amazonie brésilienne et à chaque fois que je demandais aux habitants de me faire une liste des espèces qui perturbaient leur quotidien, les Dauphins roses étaient cités en premier lieu.

Les discours à leur égard n’étaient guère flatteurs, certains pêcheurs le qualifiant de « roi de la méchanceté » voire d’« être démoniaque ». Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer cette façon diamétralement opposée à la nôtre de voir un représentant de la famille des dauphins ? Tout d’abord, il est utile de rappeler que les pêcheurs traditionnels sont en concurrence directe pour leur subsistance avec les Inies de Geoffroy, leurs apports protéiniques dépendant majoritairement des poissons capturés la plupart du temps grâce à des filets. Or, les filets font l’objet aussi de la convoitise des botos, leurs rapines de poissons agonisant entre les mailles entraînant des dégâts parfois importants sur les filets. Les pêcheurs considèrent que ces dauphins sont particulièrement intelligents et mieux équipés qu’eux pour capturer le poisson, ainsi ils sont vus comme des concurrents déloyaux, un peu paresseux et n’ayant pas le sens du partage. Un autre habitant déclare : « c’est un animal irresponsable, car il y a beaucoup de poissons dans la rivière, il peut nous faire crever de faim ! […] Il ne nous laisse pas pêcher ! »

LE BON ET LE MÉCHANT

L’Amazonie possédant deux espèces principales de dauphins d’eau douce, l’Inie de Geoffroy et la sotalie (ou tucuxi, Sotalia fluviatilis), les ribeirinhos mettent un point d’honneur à les distinguer. Le tucuxi est un bon dauphin (« bonzinho ») car il craint les filets et ne les attaque jamais. Il est vrai qu’en raison de sa petite taille, il a plus de chance de rester prisonnier. Le boto, lui le fait allègrement et est donc qualifié de « malfaisant » (« mau-caráter »). Cette distinction repose également sur des critères culturels (voir ci-contre). À l’inverse, les légendes européennes semblent s’être projetées sur la sotalie : les populations considèrent que cette espèce est bienveillante et peut aider les pêcheurs perdus ou en détresse. Difficile d’expliquer, dans un cas, le maintien de l’image forgée par les Amérindiens et, dans l’autre, l’adoption des légendes européennes.

La physionomie très différente des deux dauphins peut être un facteur explicatif, les sotalies ressemblant davantage aux dauphins nageant dans les eaux européennes. Si d’un côté les légendes concernant le boto ont contribué à lui façonner une mauvaise réputation auprès des ribeirinhos, d’un autre côté, elles avaient l’avantage de le protéger. Autrefois, en cas de conflit avec un dauphin rose ou de capture accidentelle dans les filets, les pêcheurs hésitaient à le blesser ou le tuer. Toutefois, depuis quelques années, la poussée de l’évangélisme et la diffusion des idées urbaines et modernes dans les territoires ribeirinhos ont conduit à un certain désenchantement de la culture ribeirinha et, conséquemment, à une hausse des actes de violence vis-à-vis des dauphins roses. Cette violence est d’autant plus stimulée par le fait que les botos ont maintenant une valeur économique. En effet, leur chair est particulièrement prisée par la piracatinga (Calophysus macropterus), un poisson nécrophage non consommé en Amazonie brésilienne mais apprécié dans les pays andins. En 2014, l'Association des amis du lamantin (AMPA), ONG impliquée dans la sauvegarde des mammifères aquatiques amazoniens, estimait à quarante-mille le nombre de dauphins abattus à cause de la pêche de la piracatinga en Amazonie brésilienne, pertes considérables pour une espèce jugée en voie d’extinction sur le territoire brésilien.

UNE PERCEPTION QUI INFLUE SUR LA PROTECTION

Actuellement, diverses mesures ont été prises pour essayer de sauver l’espèce, un moratoire sur la pêche de la piracatinga a été mis en oeuvre en janvier 2015, interdisant son exportation officielle, ce qui a accentué en certains points de l’Amazonie brésilienne le mécontentement des pêcheurs artisanaux et de leurs représentants, ces derniers manquant d’alternatives économiques. Les organes gouvernementaux et non gouvernementaux chargés de la protection de l’espèce essayent de convaincre les populations ribeirinhas de la nécessité de protéger cet emblème de l’Amazonie par un important effort d’éducation environnementale, mais au vu de sa très mauvaise réputation, sa réhabilitation risque de prendre encore un certain temps.

Les botos ont maintenant une valeur économique. © Christian Vinces