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Réintroduire la cistude quelle faisabilité ?

 
Le Dossier

André Miquet
Conservatoire des espaces naturels de la Savoie

 

Réintroduire la cistude (Emys orbicularis) en Savoie aura pris 10 ans. La première année a été consacrée à l’élaboration du dossier de validation par le ministère de l’Environnement. En effet, le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) veille au respect des critères de validation énoncés lors du colloque de Saint-Jean du Gard 1. La démarche fut à la fois scientifique, technique et déontologique…

Tout d’abord, il fallu établir l’indigénat. Entendez par là, faire la preuve que la cistude était bien présente en Savoie lors des siècles passés : montrer, démontrer qu’elle avait bien disparu.
Cette toute première étape ne fut pas aisée. En effet, en Savoie, il est peu de littérature qui, entre le 17e et 19e siècle, se réfère à l’étude des amphibiens. Quant aux données archéologiques, si elles sont nombreuses, elles ne sauraient faire référence. Elles remontent en effet au Moyen Âge. Or, entre-temps, le « petit âge glaciaire » 2 est intervenu, il a pu empêcher le retour d’espèces peu mobiles.
C’est finalement en s’appuyant sur les quelques données naturalistes recueillies et sur la logique d’un hydrosystème continu Rhône/lac du Bourget que l’indigénat de la cistude d’Europe en Savoie a été établi. Il aura d’ailleurs fallu une très forte pression de terrain pour démontrer la disparition de l’espèce. La situation fut ainsi plus simple à appréhender au plan éthique et conceptuel. En effet, si la cistude avait été encore présente, on se trouverait en configuration de « renforcement de population », un cas de figure plus complexe.
Neutraliser
les causes de disparition
La deuxième étape a alors consisté à identifier les causes de disparition pour les neutraliser. Chronologiquement, la première cause de disparition est liée à la prédation directe par l’Homme. Elle a perduré bien après les temps préhistoriques. Chez une espèce au taux d’éclosion (5 %) et à la survie juvénile très faibles (corollaires d’une grande longévité : plus de cinquante ans en nature), le prélèvement sélectif d’adultes ne peut être compensé. Il provoque rapidement l’effondrement de la population.
Aujourd’hui, la mortalité à travers la pêche (noyade dans des nasses appâtées, ingestion d’hameçons) voire le prélèvement direct, reste élevée. Ces risques ont été jugés minimes dans une zone protégée, interdite à la pêche et à la navigation. Restait alors à contrer deux « ennemis » de la cistude : la circulation routière, et la perte de sites de ponte par embroussaillement ou urbanisation.
La qualité du milieu
Mais il fallait encore vérifier la qualité du milieu présenti. Au sud du lac du Bourget, le caractère contraint et les fortes pressions humaines (zones navigables et de pêche, routes nationales) exigeaient de minimiser les risques de dispersion hors-site, et donc de satisfaire intra-muros à tous les besoins saisonniers (figure 1). L’examen d’une carte de végétation a permis de valider la qualité alimentaire du site. Si les milieux aquatiques sont très présents, la mise en place d’une dune centrale s’est avérée nécessaire afin d’optimiser à la fois la sécurité des pondeuses, et l’incubation des œufs. Par ailleurs, la question de la qualité climatique doit être posée : nombre et répartition des jours de gel, ensoleillement, et températures sont similaires à celles de Brenne (figure 2).
Connectivité du milieu
Une véritable réintroduction vise une implantation durable et autonome : pas question de saturer un petit paradis isolé, qui ne puisse ensuite, spontanément, coloniser d’autres sites connexes et favorables. Une cartographie fine des habitats, tout autour du lac du Bourget, a permis d’établir le jalonnement des noyaux d’habitats de la future population, dont le sud du lac n’est que le premier noyau fondateur. À ce propos, la figure 3 quantifie les biotopes disponibles (toujours en surface et linéaire de berge), et leur éloignement entre eux et avec le sud du lac ; la berge du lac étant considérée comme un corridor, par excellence, entre ces sites.
Approvisionnement en animaux
L’approvisionnement s’est appuyé sur une analyse génétique de la dernière population rhôdanienne. Elle a révélé que cette cistude appartenait à la sous-espèce Emys orbicularis orbicularis, soit la même qu’en Brenne (où l’espèce est assez abondante). Une autorisation de capture de trente-six animaux adultes, moitié mâles moitié femelles, a alors été obtenue. Bien sûr, une telle filière n’est guère durable, aussi une filière élevage a-t-elle été montée en parallèle, pour les phases ultérieures du projet. À moyen terme, ces deux apports devraient être complémentaires, ils permettront d’équilibrer, au plus tôt, la pyramide des âges.
…Et la tortue à tempes rouges ?
La concurrence interspécifique n’a été étudiée que lors des bains de soleil. Cependant, hors cette « partie émergée de l’iceberg », l’essentiel de la vie de la cistude, notamment alimentaire, se passe sous l’eau. Une concurrence active reste donc fort possible, elle se traduit en stress.
On sait par ailleurs que la « tortue de Floride » devance la cistude sur tous les traits de vie : poids, nombre et poids des jeunes, longueur des cycles saisonniers, polyvalence alimentaire… Dès lors, le plus élémentaire principe de précaution exige de rabattre à un seuil aussi bas que possible le stock d’exogènes dans le site, ainsi qu’une communication et une récupération.
Accompagnement
La faisabilité ou « acceptabilité sociale » doit être établie et améliorée. Dans le cas présent, une fois passée une certaine surprise amusée du public en apprenant qu’une tortue appartenait à la faune savoyarde (et une fois balayée la suspicion de piscivorie ressentie par certains pêcheurs), le capital sympathie de la tortue a pu jouer en faveur du projet.
Mais le projet était-il pertinent ? Un suivi scientifique individuel intensif par radiopistage a été mis en place. Il visait trois objectifs :
- objectif de sécurité, pour des animaux sauvages précieux et imprévisibles, de manière à pouvoir les récupérer en cas de dispersion et d’exposition à risques ;
- objectif scientifique, pour une première sur cette espèce, afin de recueillir les enseignements d’ordre éco-éthologiques pour les projets suivants ;
- objectifs de gestion, pour révéler d’éventuelles améliorations quant aux orientations ou aux modalités d’intervention sur le milieu.
C’est ce suivi qui, par la suite, a confirmé la pertinence de l’étude de faisabilité.