Réflexion

Les pieds dans l'terrain²

 
Des espaces naturels pour sortir de l'ère du corps assis
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Louis Espinassous
animateur nature

Pieds dans la neige, tête au soleil, jumelles sous la main pour le gypaète ou l'isard, Louis Espinassous exorte le lecteur d'Espaces naturels à marcher. Marcher et faire marcher dans les espaces naturels et ruraux, c'est notre rôle, pour le bien de la santé mentale et physique de nos visiteurs.

« Mes pensées s'endorment si je les assieds. Mon esprit ne va si mes jambes ne l'agitent ! » M. de Montaigne © Sebadelval

Faites les marcher ! Faites les marcher, dans la durée, dans l'effort doux et la joie de vivre. Un peu court ? Et bien si, c'est prouvé : des chercheurs en sciences cognitives ont montré que deux heures d'activité physique quotidienne permettraient à des enfants d'améliorer notamment leurs performances cognitives (attention, compréhension, capacité d'analyse, synthèse).
Croisant ma pratique personnelle, ma pratique éducative et les travaux des philosophes, des pédagogues, des chercheurs en neurosciences, en sciences cognitives, en médecine (physique et psychique), j'en arrive à cette proposition magnifique et gigantesque : faites les marcher. Pendant la marche, faites les observer, jumeler, expérimenter, sentir, goûter ; et puis, partout où cela est possible, faire du land-art, des cabanes, du feu, des sifflets, des moulins, manger des plantes, grimper aux arbres ou sur les rochers.
Apprendre et comprendre avec leur corps et leurs sens en action.
La personne, enfant, adulte, se construit, grandit, s'épanouit, cultive et fait prospérer ses intelligences multiples, apprend et comprend (com – prendre : « prendre avec », geste et mouvement) avec le corps en mouvement et en geste ; et ceci d'autant mieux dans un espace vaste, foisonnant, non homogène et non géométrique. « Vous avez dit espaces naturels ? - Oui j'ai dit espaces naturels, ou ruraux ; pas maison, ni salle de classe, ni salle de projection, ni même stade. »
Nous voici, c'est un fait, dans l'ère du corps assis (maison, transports, école, bureau) et cerveau sur table (école) ou devant écran (maison, loisirs et transports).

« Vas jouer ! » Jusque dans les années de mon enfance (50-60) c'était clair : jouer dehors, point besoin de le préciser à l'époque. Et, sur le chemin de celle-ci, l'école restait buissonnière. Tous ces apprentissages, ces expériences, ce corp mobile, en gestes et en réflexion, se déroulaient avant et après l'école – y compris en ville – seuls, en bandes de gamins ; ou avec tonton chasseur, papi pêcheur, papa paysan ou grands-parents jardiniers.
En 20 ou 30 ans, cet espace-là, ce temps-là, pour la vie dehors, les apprentissages dans l'action concrète, ont quasi-disparu de la vie des enfants et des adultes. Ils ont, en tous les cas, sauf marginalement, quitté leur quotidien. « Ça ne sert à rien de pleurer sur le lait renversé » disait ma grand-mère. Notre société est ainsi faite. Voyons plutôt quels espaces, quels temps restent ouverts à la construction et à l'exercice de ces intelligences, ces compréhensions du monde par le corps animé. Vous avez dit espaces naturels et ruraux ?

« Le terrain, aller sur le terrain, le personnel de terrain... » Ce sont des expressions que les gestionnaires d'espaces naturels utilisent. Mais le vocabulaire a changé. Nous ne partageons plus le même « terrain » : à celui du corps actif dans un espace physique – soumis aux aléas des distances pédestres, du dénivelé, de la météo, de la richesse sensorielle, émotionnelle et cognitive, s'est substitué sous nos yeux le « terrain » des corps assis dans une salle de village, cerveaux posés sur des tables...et bientôt devant des diaporamas.

L'association « Éducateur – Environnement 64 » a inscrit dans ses engagements éducatifs qu'elle n'interviendrait auprès des publics que si l'animation, l'activité, le projet se déroulaient sur le terrain, pas forcément que dans la nature, mais majoritairement dehors. Et si et seulement si ce terrain n'était pas « simple décor pour faire cours à la descente du car », mais si l'intervention, les compétences, intelligences, apprentissages et savoirs à développer, étaient bien ancrés dans l'« ici et maintenant » du lieu en question d'une part, des corps en exercice (marche pour eux) et geste dans ce même terrain, d'autre part.

En pratique pour les espaces naturels et ruraux :
des actions, animations, interventions dehors, le sac au dos ou les bottes aux pieds, dans le déplacement et l'action, et dans la durée,
des projets éducatifs ancrés dans votre lieu, votre terrain à vous, connu et reconnu physiquement et cognitivement,
des projets éducatifs ancrés dans votre rapport, vos propres actions de déplacement, d'observation, de recherche dans ce lieu, 
et une dernière chose très « neurosciences » : avec, autant que possible, le corps en action, le meilleur gage de synaptogenèse2 chez l'apprenant c'est l'enthousiasme, la joie. Alors, surtout, sac au dos, partagez. Partagez votre enthousiasme, votre passion, vos émerveillements pour cet espace de travail qui est le vôtre. Vous avez dit espaces naturels : Oui. Foncez.

 

 

(1) Expression suisse, reprise lors de rencontres du réseau Ecole et nature. 
(2) Synaptogenèse : multiplication des connexions entre neurones, autrement dit, physiologiquement la construction et la croissance de l'intelligence.