La maîtrise foncière des espaces naturels pour quoi faire ?

 
Le Dossier

Hervé Coquillart
directeur du Cen Rhône- Alpes

Les motivations qui guident l'acquisition d'espaces naturels ont évolué au cours du temps. Avec l’approche fonctionnelle des écosystèmes, on a vite constaté que la maîtrise foncière ne préservait pas les sites naturels des influences extérieures, apport d’eau polluée, isolement de sous-populations non viables… L’expérience des Conservatoires d’espaces naturels traduit bien cette évolution, partie de la volonté de préserver des stations d’espèces menacées, ou d’habitats rares, et débouchant maintenant sur des projets territoriaux complexes impliquant fortement les acteurs locaux.

L'étang des Loups à Brénod (Ain), un site naturel protégé où se superposent différents types de maîtrise foncière : propriété conservatoire, conventions avec la commune ou avec des privés...© Cen Rhône-Alpes

DE LA SIMPLE ACQUISITION À LA MAÎTRISE FONCIÈRE MULTIFORME

Si l’acquisition en pleine propriété semblait initialement le seul outil efficace, très rapidement une diversification des approches s’est imposée (acquisition, baux emphytéotiques, simples conventions de gestion). Des partenariats se sont progressivement noués avec les opérateurs intervenant sur le foncier. Les conservatoires d’espaces naturels en particulier ont développé des relations étroites avec les Safer. Toutefois nos partenariats font surtout appel à la négociation amiable ou à la cession au Cen, ou à un autre gestionnaire, dans des conditions classiques. Ces modes opératoires sont en général privilégiés par rapport à la préemption environnementale, dont les Safer sont dotées dans le cadre de l’article L 1432 du code rural. En effet la gestion ultérieure du projet sera grandement facilitée si un certain consensus peut être obtenu lors de sa construction ; ce n’est en général pas le cas avec des mesures contraignantes telles que la préemption. Toutefois pour sortir de situation de blocages, des mesures lourdes sont parfois nécessaires. Signalons par exemple le cas du département de la Drôme qui est allé jusqu'à une déclaration d’utilité publique (DUP) pour acquérir la forêt de Saôu. 
On travaille aussi avec la Safer sur des modalités plus souples qui ne passent pas par de la maîtrise foncière par un gestionnaire d’espaces naturels. La Safer a capacité à introduire des clauses particulières lors d’une vente classique à un opérateur quelconque : la cession avec des clauses environnementales. L’acquéreur devra alors appliquer cette gestion environnementale au risque de voir l’acte de vente rompu. 
Nous mentionnerons aussi toute la panoplie d’outils, plus ou moins complexes, qui contribuent à assurer la maîtrise foncière tout en impliquant les acteurs et partenaires territoriaux (voir aussi page 35) :
les indivisions entre une collectivité locale et un gestionnaire d’espace naturel, 
la dissociation de l’usufruit et de la nue-propriété (c’est par exemple cette démarche qui a été choisie sur les zones humides périfériques du lac du Bourget, le Cen Savoie garde l’usufruit et le Conservatoire du littoral obtient la nue propriété),
la création de groupements fonciers agricoles ou de groupements pastoraux,
la prise de part d’une SCI ou d’un groupement forestier… 
Sur de nombreux sites, diverses maîtrises foncières se combinent (propriété d’une collectivité, d’un conservatoire d’espace naturel, bail, convention de gestion…). La diversification des outils et la complexification des approches qui se sont développées au cours du temps témoignent d’un glissement des objectifs.

 LA MAITRISE FONCIÈRE BUT OU MOYEN ?

 

La maîtrise foncière est longtemps apparue comme un but en soi, pour extraire un site de la spéculation foncière et « garantir l'affectation définitive des terrains concernés à la conservation de la nature », conformément, par exemple, à l’engagement que prend tout opérateur Life pour les actions de maîtrise foncière qu’il réalise dans ce cadre. Toutefois, d’autres objectifs sont progressivement apparus ; ils ont plus pour but d’impliquer les acteurs territoriaux concernés que de s’opposer à leurs appétits spéculatifs. Ils concernent certainement des espaces sur lesquels la pression foncière est moins forte et ils préfigurent une gestion de ces espaces mobilisant des groupes d’acteurs locaux, en général avec des objectifs complémentaires, dont la biodiversité est l’une des composantes. La maîtrise foncière devient alors un moyen de mettre en place une gestion, respectueuse de la biodiversité, mais intégrant aussi d’autres activités socio-économiques.

Ces combinaisons de statuts multiples et complexes créent des espaces hybrides. Ils mobilisent des ensembles d’acteurs qui constituent des collectifs, comités de pilotage, qui mettent en place une gouvernance locale pour construire une nouvelle dynamique des écosystèmes, articulée sur une nouvelle dynamique des socio-systèmes. Cette prise de conscience de l’aspect multiforme de la maîtrise foncière, de la juxtaposition d’objectifs complémentaires interroge sur l’utilisation du seul paramètre « surface acquise » pour évaluer des politiques publiques, par exemple la politique zones humides des agences de l’eau pour laquelle ce paramètre devient le critère de réussite absolu.

Les conservatoires d’espaces naturels qui ont été, aux côtés du Conservatoire du littoral et des départements, parmi les pionniers de la maîtrise foncière, au milieu des années 1980, se posent maintenant la question du rôle complémentaires de ces multiples formes de maîtrise foncière qui mériteraient d’être mieux analysée et évaluées.

 

QUEL EST ALORS LE STATUT DE CE FONCIER MAÎTRISÉ ?

Les multiples outils de maîtrise foncière, les multiples opérateurs qui participent à cette action importante pour les politiques publiques de préservation de la biodiversité, interrogent sur le statut de ce foncier acquis ou maîtrisé par d’autres outils. Biens publics, ça paraît clair si une collectivité, un établissement public, ou l’État est propriétaire. Il convient toutefois de rappeler que même dans ce cas là, l’inaliénabilité n’est juridiquement obtenue que par une décision d’affectation au régime de la domanialité.

Biens privés, le foncier acquis par les conservatoires d’espaces naturels reste un bien privé, qui contribue à une action publique, l’article L414-11 du code de l’environnement reconnaît formellement cette situation hybride, de plus les Cen ont été identifiés dans la loi Grenelle 2 comme opérateurs pour la maîtrise foncière des zones humides.

Toutefois, la mobilisation de foncier, par des moyens variés publics et privés, combinant propriétés, baux, conventions, et diverses formes de propriété collective ne débouche-t-elle pas sur un foncier qui acquiert un autre statut ? Je suis tenté de le rapprocher du concept de « bien commun ». Il s’agit d'un bien dont la propriété est partagée, et dont la gestion ou la valorisation sont décidées sur la base de règles définies localement dans le cadre d’une gouvernance associant toutes les parties prenantes concernées par ce bien. En ce qui concerne le foncier, un certain nombre de bien communaux, voir de « bien sectionnaux » sur le Massif central (appartenant de manière indivise aux habitants d’un hameau) correspondait par le passé, tout à fait à cette logique de bien commun. Ces systèmes décriés et remis en cause, ont largement disparu, leur gestion paraissant trop complexe et incertaine, l’obligation de tenir compte des attentes et besoins de chacun et de l’intérêt général, en particulier de la préservation de l’environnement et de la biodiversité, ne paraissaient pas compatibles avec des objectifs d’optimisation de la productivité qui devenaient de plus en plus prégnants. 

Actuellement, un certain nombre de sites gérés, faisant l’objet de maîtrise foncière complexe, mettent en place des actions construites dans le cadre d’un comité de pilotage local, afin de concilier préservation de la biodiversité, gestion pastorale, préservation de la ressource en eau, valorisation de produits ligneux et organisation de la fréquentation. Ils sont assimilables à ces biens communs qui jouaient une place importante dans l’organisation traditionnelle de nos espaces ruraux. Ces nouvelles formes de bien commun, qui se construisent dans le cadre de projets initiés pour préserver la biodiversité, ouvrent la porte à des dynamiques territoriales plus collaboratives et plus participatives.