>>> La baie du Mont-Saint-Michel, un cas d’école

Fonctionnalité écologique des milieux naturels

 

Espaces naturels n°11 - juillet 2005

Études - Recherches

Jean-Claude Lefeuvre
Professeur au Muséum national d’histoire naturelle, président de l’Institut français de la biodiversité, président du Conseil scientifique du Conservatoire du littoral

 

Pour des raisons à la fois culturelles et naturelles, la baie du Mont-Saint-Michel est un site prestigieux classé Patrimoine mondial de l’Unesco. Depuis quelques années, elle fait également partie de l’association internationale « Les plus belles baies du monde ».

Créée il y a 7 500 ans par l’élévation du niveau des mers (+ 120 mètres par rapport au niveau marin de la dernière époque glaciaire), la baie du Mont-Saint-Michel a évolué au rythme d’un processus sédimentaire toujours actif qui permet des dépôts actuels de près de 1,5 millions de mètres cubes de tangues 1 et de sables fins. À la périphérie de la baie, les tangues se couvrent d’une végétation de plantes résistantes au sel (les halophytes 2) formant des marais salés dont la progression est estimée à 25-30 hectares par an. Ces marais salés sont les plus importants en superficie (4 000 hectares) des littoraux européens et ils renferment également la plus grande richesse en espèces végétales halophiles des côtes françaises. À ce seul titre, on conçoit qu’un projet de mise en réserve ait été envisagé en 1972 par le ministère de l’Environnement, conforté dans son choix par la présence dans la baie de l’une des dernières stations européennes abritant une plante extrêmement rare, Obione pedunculuta. De plus, la baie possède le statut de zone humide de valeur internationale vis-à-vis des oiseaux migrateurs et hivernants. Elle joue un rôle de nourricerie pour les stades juvéniles de plusieurs espèces de poissons… Si une telle proposition de mise en réserve se justifiait pleinement du strict point de vue de la protection de son patrimoine naturel exceptionnel, elle ne pouvait malheureusement recueillir l’assentiment des usagers de la baie qui se voyaient déjà interdits de chasse ou de pacage de moutons sur les marais salés…
Utilité des marais salés
C’est à l’occasion du projet de restauration du caractère maritime du mont Saint- Michel que la question s’est posée : à quoi servent les marais salés ?
1. La réponse est claire pour les agriculteurs locaux qui les utilisent pour produire du foin en quelques endroits et, surtout, pour faire pâturer de nombreux troupeaux de moutons, les fameux prés salés de la baie du Mont-Saint-Michel.
Le pâturage modifie fortement le couvert végétal des marais salés qu’il transforme en une végétation rase dominée par une espèce, la puccinellie. Cette dernière plante constitue la source de nourriture principale des canards siffleurs hivernants, l’une des espèces cibles des chasseurs. Un autre anatidé hivernant, la bernache cravant, qui est cette fois une espèce protégée, est également tributaire des marais à puccinellie mais préfère les zones pâturées par les bovins qui laissent une végétation moins rase.
Dès lors, on comprend qu’agriculteurs, chasseurs et protecteurs de la nature soient attachés au maintien de ces marais transformés par le pâturage, à condition toutefois qu’une trop forte pression de pâturage ne vienne pas réduire le milieu en un gazon très ras, inapte à accueillir les oiseaux en recherche de nourriture.
2. En revanche, l’intérêt pour les marais salés « naturels » n’est pas évident.
L’une des espèces pionnières est la salicorne dont le grand public découvre de plus en plus les mérites comme condiment. Au fur et à mesure que l’on se déplace vers le milieu terrestre, on retrouve tout d’abord la puccinellie, dont on vient de voir l’intérêt quand son extension est favorisée par les « organismes ingénieurs », en l’occurrence les moutons. Dans leur partie moyenne, les marais salés sont occupés sur de grandes surfaces par une espèce très banale, répandue des salins d’Hyères à la baie de Somme, Obione portulacoïdes. D’une manière générale, ce marais moyen à obione apparaît complètement banal et sans intérêt pour les usagers de la baie.
Révélation de l’obione
Dix ans de recherche en écologie viennent de montrer qu’il n’en est rien. Tout d’abord cette obione est très productive : plus de 20 tonnes en moyenne de matière organique sèche par hectare et par an, la production pouvant atteindre 36 tonnes et ce, sans labour, sans engrais, sans pesticide alors que le maïs utilise 140 à 180 kg d’azote par hectare pour une production de 10 à 13 tonnes de matière sèche. L’essentiel de la matière organique produite par l’obione est décomposé sur place (à une vitesse égale à celle des forêts tropicales humides) grâce au travail en particulier d’un petit crustacé « déchiqueteur » du genre Orchestia et des bactéries dont certaines vont jusqu’à la minéralisation de cette matière. Il en résulte une production de matière organique sous forme dissoute et sous forme de particules fines ainsi que des nutriments (azote et phosphore) qui, exportés vers le milieu marin, viennent enrichir les vasières voisines des marais salés. Cet enrichissement permet de comprendre la capacité de production de ces vasières en micro-algues benthiques, les diatomées. Reprises par le flot lors des marées montantes, ces diatomées, vivantes ou mortes, et les microdétritus organiques (provenant notamment des marais salés) permettent d’expliquer en partie pourquoi la baie du Mont-Saint-Michel est capable de produire chaque année 12 000 tonnes de moules commercialisées (premier centre français d’élevage de moules sur bouchots), près de 10 000 tonnes d’huîtres… sans compter la production d’invertébrés consommés pour certains par les oiseaux migrateurs et particulièrement les limicoles.
Mieux, si l’on observe de plus près le fonctionnement de ces marais salés « naturels », pourtant inondés par moins de 40 % des marées au cours d’une année, on s’aperçoit qu’ils sont visités lors de la submersion (qui dure moins d’une heure par marée) par des poissons comme les mulets et les juvéniles de bars de première année. Pour beaucoup, ces poissons arrivent le ventre vide. Les mulets se gorgent de diatomées qu’ils prélèvent sur le fond des « criches » (nom local donné aux chenaux de marée qui drainent les marais salés). Les jeunes bars repartent l’estomac plein d’Orchestia dont on a vu précédemment le rôle très actif dans la décomposition de l’obione. La capture de ces petits crustacés permet d’expliquer jusqu’à 90 % de la croissance des bars lors de leur première année de vie.
Quant aux marais pâturés, ils perdent en grande partie ces fonctions. Ils produisent en effet moins de 5 tonnes de matière sèche par an et par hectare, ce qui, par le jeu des exportations vers le milieu marin, représente une perte pour la production de moules et d’huîtres… Par ailleurs, ils n’abritent qu’une population réduite d’Orchestia, ce qui est dommageable pour les juvéniles de bars.
Richesse de la mer
Ces quelques exemples suffisent à expliquer pourquoi le grand spécialiste de l’écologie, Eugène Odum, disait, lorsqu’il cherchait à convaincre les aménageurs d’arrêter de transformer les marais salés des côtes est des USA en terres agricoles par drainage et assèchement : « Les marais salés sont la richesse de la mer. »
Ainsi à la différence des agriculteurs, des chasseurs et de tous ceux qui perçoivent « visuellement » les « services rendus » par les marais salés pâturés, les pêcheurs et les conchyliculteurs n’ont pas cette appréhension directe. Le succès de leur production et leur manque de connaissances les empêchent de réaliser que leurs revenus sont en partie tributaires de ces marais « ordinaires ». Jusqu’à présent, ils y voyaient plutôt une gêne qu’un atout.
Dix ans de recherche auront permis cette autre vision des marais salés. Elle se traduit par l’abandon de deux barrages chasse d’eau (initialement prévus pour rétablir le caractère « îlien » du mont Saint-Michel) et par l’adoption récente d’aménagements qui « ménagent » désormais les marais salés.
Le futur consistera à fournir de nouvelles connaissances aux usagers de la baie, aux élus et à tous les décideurs en matière d’aménagement et de gestion. Ensemble et avec les protecteurs de la nature (inquiets de l’évolution régressive du patrimoine naturel de la baie), ils devront se concerter et tenter de prendre des décisions permettant de trouver un équilibre entre des marais salés, transformés par le pâturage, et des marais restés naturels formant la base d’une nature « ordinaire », rendant de nombreux services à des usagers qui l’ignorent le plus souvent. Gageons que de telles avancées en recherche feront plus pour obtenir la
gestion raisonnée de cet espace complexe remarquable qu’une mesure autoritaire venue d’un ministère et imposant la protection. Pour qu’une telle démarche puisse se développer sur d’autres territoires et convaincre la majorité de nos concitoyens que la nature, fût-elle « ordinaire », mérite d’être protégée, il est nécessaire qu’un meilleur sort soit réservé dans notre pays au développement de la recherche en écologie et tout particulièrement dans le domaine du fonctionnement sur le long terme des écosystèmes et des échanges intersystèmes.

1. Tangue : sable vaseux, calcaire, très fin, grisâtre, du littoral de la Manche, que l’on utilise comme engrais.

2. Qui croissent dans les milieux imprégnés de sel marin (Le Robert).

En savoir plus
>>> Lefeuvre J-Cl., 2004 - La Baie du Mont-Saint- Michel et ses bassins versants : un modèle d’anthroposystèmes. In 130e congrès. Dol 2003. Association bretonne et Union régionaliste bretonne. Tome CXII. 760 p.
>>> Lefeuvre J-Cl., 2000 - La baie du Mont-Saint- Michel. Arles, Actes Sud, 48 p.