Forêts à caractère naturel

 
dernières reliques ou forêts d’avenir ?

Espaces naturels n°7 - juillet 2004

Le Dossier

Olivier Gilg
Réserves naturelles de France
Christian Schwoehrer
Réserves naturelles de France
 

Les forêts à caractère naturel permettent de mieux comprendre la dynamique forestière. Une multitude d’espèces spécialisées y trouvent leur habitat particulier. Elles nous offrent un potentiel d’émerveillement, et parfois même de revenus… Mais si les forêts primaires, qui occupaient plus de 90 % du territoire français après la dernière glaciation, n’ont cessé de régresser, il est toujours possible aujourd'hui de restaurer la naturalité.

Pour le scientifique, l’optimum écologique d’une forêt est représenté par la forêt « primaire » : une forêt en équilibre avec son milieu et qui ne souffre d’aucune perturbation anthropique. Le fonctionnement naturel de ces forêts est caractérisé par une lutte permanente entre des arbres et des perturbations telles des inondations, feux, tempêtes… Sous réserve d’être assez vaste, cette forêt permet théoriquement à toutes les espèces qui la composent, à la biodiversité donc, de se maintenir à long terme.
Si les forêts à caractère naturel focalisent aujourd’hui l’attention, c’est qu’elles sont remarquables à plus d’un titre. Elles apportent aux scientifiques et sylviculteurs les clefs d’une meilleure compréhension de la dynamique forestière et, par là même, d’une meilleure gestion. Elles permettent à une multitude d’espèces spécialisées de trouver leur habitat particulier. Enfin, leur potentiel d’émerveillement, de ressourcement et parfois même de revenus pour l’homme n’est pas négligeable… Mais qu’est-ce que c’est une forêt « à caractère naturel » ?
En termes de conservation, l’un des principaux intérêts des forêts à caractère naturel réside dans la présence d’innombrables espèces saproxyliques1, espèces dont la survie dépend de la présence de certaines quantités et qualités de bois mort ou mourant. Or, dans la plupart des cas, le bois mort est très rare dans les forêts exploitées. Ce micro-habitat est limité à des souches, des branches ou des arbres morts de faibles diamètres… A contrario il peut représenter plus d’un tiers de la biomasse ligneuse dans les forêts naturelles.
Les forêts primaires, qui occupaient entre 80 et 90 % du continent européen (et plus de 90 % du territoire français) après la dernière glaciation, n’ont cessé de régresser sous la pression de l’homme. Quelques rares lambeaux relictuels ont été épargnés (seulement 1 à 3 % des forêts d’Europe de l’Ouest et moins de 1 % en France) mais ils ne sont pas encore totalement protégés. En France, moins de 20 000 ha de forêts à caractère naturel (sur les 15 millions d’hectares boisés) sont soumis à des mesures de protections satisfaisantes. La grande majorité se comptabilise au sein du réseau des réserves naturelles et des réserves biologiques intégrales. Il s’agit principalement de forêts difficiles d’accès et/ou peu productives, peu attrayantes pour les sylviculteurs.
Mesurer, maintenir ou augmenter la naturalité
Le degré de naturalité d’un écosystème du présent correspond à son degré de similitude avec l’écosystème « originel », celui qui se trouverait à sa place si aucune perturbation anthropique n’avait modifié la dynamique, la structure et la composition forestière. Augmenter la naturalité forestière consiste à augmenter cette similitude, à réduire l’écart virtuel entre l’état actuel des forêts et leur état originel. La naturalité se mesure ainsi le long d’un gradient et non de façon binaire. À défaut de pouvoir reconquérir les grandes forêts originelles, certaines mesures de protection et de gestion augmentent néanmoins la « naturalité » forestière. Ces mesures permettent de restaurer les caractéristiques écologiques et le fonctionnement de nos forêts actuelles. C’est dans cette perspective que doit être adopté le concept de naturalité.
Comparer certaines caractéristiques biotiques (richesses et densités spécifiques, volumes, biomasse/nécromasse, associations végétales et animales, fonctionnement, etc.) des forêts exploitées avec celles de forêts naturelles situées en stations similaires (conditions abiotiques2 identiques) permet, par exemple, de mesurer cet écart et d’évaluer le degré de naturalité. Malheureusement, les forêts naturelles de référence, indispensables pour ce type de comparaison, sont rares, voire inexistantes pour les forêts de plaine. D’autres sources d’information comme les écrits historiques, modèles sylvigénétiques ou études paléoécologiques3 (étude des macro-restes, dendrochronologie4, pédo-anthracologie5…) doivent alors être utilisées pour décrire l’état originel de la forêt.
Mesurer la naturalité est une chose, la maintenir à un niveau satisfaisant ou l’augmenter en est une autre ! Trois grands axes de conservation peuvent être préconisés pour les forêts à caractère naturel françaises :
- Protéger rapidement et efficacement (protection intégrale par décret) les dernières forêts naturelles (jamais exploitées) ou à forte naturalité (exploitation extensive et/ou ancienne) sur l’ensemble du territoire et pas seulement dans les secteurs inexploitables ou improductifs. Objectif : constituer des noyaux durs, conserver la forte naturalité actuelle de ces rares forêts ;
- Classer en réserve intégrale (réserve naturelle ou réserve biologique intégrale) des forêts aujourd’hui exploitées (et notamment quelques grands massifs de plusieurs milliers d’hectares) afin d’étoffer le réseau actuel (très disparate) de forêts à caractère naturel protégées et d’améliorer sa représentativité (certains types forestiers non couverts). Objectif : lutter contre les effets néfastes de la fragmentation afin de retrouver, à long terme, une forte naturalité pour un plus grand nombre de forêts ;
- Augmenter, partout ailleurs, le degré de naturalité des forêts exploitées afin de favoriser la survie ou le retour sur de plus vastes surfaces des espèces saproxyliques les moins exigeantes. Objectif : atteindre un degré de naturalité acceptable, augmenter la naturalité des forêts exploitées sans remettre en cause leur rôle de production.
Les deux premiers objectifs sont longs à mettre en œuvre (accord des différents acteurs, procédures lourdes) mais relativement faciles à planifier car les lacunes du réseau actuel sont déjà identifiées. Le troisième objectif, au contraire, est potentiellement facile à mettre en œuvre notamment parce que les gestionnaires forestiers ont souvent une grande autonomie d’action in situ.
On peut encore agir
Cependant le manque de connaissances et/ou de consensus sur la notion de naturalité constitue un handicap. Il en est de même du choix à opérer sur les actions devant être engagées. Pourtant, plusieurs mesures permettraient d’augmenter la richesse, la fonctionnalité, et de fait la naturalité de nos forêts.
Parmi ces mesures citons :
- La conversion des futaies régulières en futaies irrégulières, plus proches du fonctionnement naturel des forêts dans nos régions où la dynamique naturelle est dite « douce ». Il faut comprendre par là que les perturbations naturelles agissent sur de faibles surfaces ;
- La reconstitution de mosaïques sylvatiques constituées d’unités d’âges et de tailles différents ;
- L’allongement des rotations sylvicoles afin d’augmenter l’âge moyen des peuplements ;
- La restauration de stocks importants (en volume et non en nombre d’arbres !) de bois mort (voir tableau ci-contre) ;
- L’établissement pour chaque massif d’un réseau d’« îlots de vieillissement » qui consiste à maintenir des arbres au-delà de leur âge d’exploitabilité ou, mieux, des « îlots de sénescence » jusqu’à leur mort et leur décomposition ;
- L’augmentation (quitte à en réintroduire) du nombre et des densités d’espèces saproxyliques et de grands prédateurs. Les deux catégories, bien que très différentes, sont en effet indispensables au maintien de bons équilibres forestiers. Les premières sont utiles à la décomposition des matières organiques et à la remise à disposition des éléments minéraux pour les arbres vivants, les secondes permettent, notamment, de contribuer au maintien des populations saines et régulées de grands herbivores. Ces espèces ont aujourd’hui disparu ou fortement régressé dans la plupart des forêts exploitées de France.
Développer la recherche
Bien entendu, la protection et la gestion des forêts à caractère naturel posent encore un certain nombre de questions. Et pour y répondre, des programmes de recherche sont une nécessité. On ne peut, dans nos forêts exploitées, restaurer des structures et un fonctionnement plus proches des conditions naturelles sans une bonne connaissance des « forêts naturelles de référence » et des variables qui les régissent. Ces acquis préalables s’avèrent indispensables pour définir des objectifs de gestion précis, en termes de structure, de volumes, de mosaïque…
C’est pour répondre à cette demande que de nombreuses études fines ont déjà été menées dans certaines réserves. Un suivi permanent complémentaire mériterait aujourd’hui d’être mis en place sur l’ensemble des réserves forestières françaises sur la base d’une méthodologie simple pouvant être mise en œuvre par l’ensemble des gestionnaires.

1. Une espèce saproxylique (ou saproxylophage) dépend, durant une partie au moins de son cycle, du bois mort ou mourant, des champignons habitant le bois, ou d'autres espèces saproxyliques (prédateurs ou parasites).
2. Abiotique : composant non vivant d’un écosystème qualitatif, désignant un espace où il n’existe et ne peut exister aucune forme de vie.
3. Paléoécologie : science consacrée à l'étude de l'écologie des organismes et des biocénoses aujourd'hui disparus.
4. Dendrochronologie. Méthode de datation des événements passés ou des changements climatiques par l'étude des anneaux de croissance des troncs d'arbres.
5. Pédologie : étude de la génèse, de la structure et de l’évolution des sols.
Anthracologie : étude des charbons de bois ou des fragments de bois fossilisés par d'autres processus, permettant d'identifier les essences ligneuses.
6. Apparition d’arbres atteignant le diamètre de recensement de 7,5 cm.