La sociologie de la nature est une jungle
La position de neutralité du chercheur en sciences sociales est souvent mise en cause. Il faut dire que la sociologie a ceci de particulier que le scientifique est aussi un acteur social. À ce titre, il joue un certain rôle. Ainsi, certains travaux entendent dévoiler et modifier les rapports de force, d’autres explorent de nouveaux cadres de pensée. Repères…
Le métier des sociologues est d’étudier, avec des outils qui leur sont propres, la société dont ils sont membres. Leur conception de ce qu’est une société, de son fonctionnement et du rôle qu’y joue le sociologue introduit bien sûr des différences dans leurs travaux. La sociologie de la nature, qui s’est beaucoup développée ces vingt dernières années, n’échappe pas à la règle. Identifier quelques grands courants permet de s’y retrouver un peu plus facilement.
En protégeant la nature, les dominants
défendent leurs intérêts
Ainsi, un premier type de recherches
rassemble des sociologues qui entendent peser dans les rapports de force et mettre leur analyse au service de certains acteurs et des causes qu’ils défendent. Ce groupe est lui-même hétérogène et une distinction de deuxième ordre peut être introduite, selon la nature des acteurs que les chercheurs s’attachent à soutenir.
Certains sociologues s’efforcent d’apporter leur appui à des groupes qu’ils estiment dominés. Ils voient, dans la protection de la nature, une nouvelle façon pour les dominants d’asseoir leur suprématie et de défendre leurs intérêts. Par exemple, et en forçant le trait pour le rendre plus visible, les espaces protégés peuvent être interprétés comme une forme de colonisation des territoires ruraux par les urbains et comme une tentative d’im-poser aux populations locales des valeurs et des pratiques qui leur sont étrangères. Pour cette sociologie, que l’on propose de qualifier (pour faire bref) de « rouge », la présentation de la protection de la nature comme un impératif sert des intérêts et profite à certains. La mission du sociologue consiste alors à dévoiler les rapports de force masqués et à démonter les mécanismes du pouvoir qui s’exerce sur les plus faibles, sous couvert de protéger la nature. Dans le cas des espaces pro-tégés, on s’appliquera à montrer qu’ils reposent sur un pouvoir scientifique et technico-administratif qui tend à exclure les habitants, ou encore que l’émergence d’une expertise environnementale s’accompagne de nouveaux marchés dont bénéficie une petite minorité. Lorsqu’il en est question, les animaux, les plantes et les milieux naturels sont traités comme des moyens de défendre ou de conquérir des positions : il s’agit toujours d’observer et d’étudier les Hommes entre eux. D’où le reproche « d’obsession de l’autonomie » (Kalaora, 1993) et de « sociocentrisme » (Larrère, 1999), parfois adressé à la sociologie « rouge ».
Faire pencher la balance du « bon » côté…
D’autres sociologues prennent parti pour des « êtres de nature », comme les grands prédateurs, et pour leurs protecteurs. Cette approche peut être qualifiée de sociologie « verte ».
« L’Analyse stratégique de la gestion environnementale (Asge) », dont les principes et les étapes ont été rappelés dans un article récent de Gérard Mermet (2005), offre sans doute l’un des exemples les plus manifestes et les plus aboutis de cette sociologie « verte ». Le sociologue commence par identifier un problème environnemental, par exemple la rareté des grands prédateurs. Il cherche alors à évaluer l’efficacité de la gestion et à traquer ses sources d’inefficacité : il veut faire pencher la balance du côté des « bons » acteurs, ceux qui, dans notre exemple, favorisent la progression des effectifs des grands prédateurs au détriment de ceux qui la freinent.
On le suppose clairvoyant : il sait repérer les problèmes environnementaux et démêler le jeu complexe et puissant des acteurs ; son intervention est à même de modifier les poids respectifs des protagonistes.
« Rouge » et « verte », les deux approches sont a priori radicalement opposées puisque les uns regardent comme de pures constructions sociales ce que les autres considèrent comme des problèmes tout à fait réels exigeant une réponse. Mais, quelle que soit leur coloration, ces travaux ont en commun de privilégier les perspectives stratégiques et de considérer, avec Pierre Bourdieu, que « la sociologie est un sport de combat1 ». Il s’agit pour le sociologue de s’impliquer dans des rapports de force entre des protagonistes aux intérêts divergents, et de prendre parti pour les populations locales contre l’État savant, ou pour les loups et les ours contre leurs opposants.
Le travail du sociologue
vise à décrire des collectifs
« Buts dans la nature, moyens dans la société » (Mermet et al., 2005) : il suffit d’inverser cette devise de L’Analyse stratégique de la gestion environnementale pour décrire la sociologie « rouge ». Dans les deux cas, la fracture est nette entre nature et société, considérées tantôt comme une fin, tantôt comme un moyen. La pertinence d’un tel clivage est cependant de plus en plus contestée par certains, issus notamment de la nouvelle sociologie des sciences. Ceux-là regardent la dichotomie entre nature et culture comme une invention de la modernité, responsable des crises qui lui sont associées. Au face-à-face entre deux entités radicalement différentes, ils proposent
de substituer des ensembles, appelés « collectifs », composés d’humains et de non-humains, à savoir des objets, plantes, animaux…
Combien de ces collectifs existe-t-il ? Certainement plus d’un. Mais combien ? Impossible de le dire. Tout juste peut-on affirmer qu’ils varient par le nombre et la nature des êtres qu’ils assemblent, et par la manière dont ils parviennent à les faire cohabiter, avec plus ou moins de bonheur et plus ou moins durablement.
Le travail du sociologue vise alors moins à dévoiler, à dénoncer et à conclure des alliances stratégiques qu’à enquêter sur la composition des collectifs et sur la capacité de leurs membres à vivre ensemble. Par exemple, l’arrivée de grands prédateurs devient un événement, dont le sociologue va chercher à rendre compte : peut-on s’entendre avec ces nouveaux venus qui réclament de faire partie du collectif et, le cas échéant, qu’est-ce que cela change ?
En affirmant que les hommes seuls ne suffisent pas à faire une société humaine, en considérant les loups, les ours, les chiens de protection, les brebis et même les parcs de nuit comme des acteurs à part entière, la démarche entend bien révolutionner notre conception de la société et la pratique de la sociologie (Latour, 2006). Si elle peut sembler ambitieuse, cette approche peut aussi apparaître extrêmement modeste. En effet, le sociologue ne prétend pas connaître la réponse à la question « Pouvons-nous vivre ensemble ? », ni révéler aux autres ce qui leur resterait caché. Le scientifique affirme se borner à « suivre les acteurs eux-mêmes » et à décrire les liens qui se nouent et se dénouent. Notons qu’il est parfois accusé de masquer ses choix idéologiques sous des descriptions hyperréalistes : son absence d’engagement est alors suspectée d’être un leurre.
Les frontières
ne sont pas étanches
Ainsi, il n’existe pas une mais des sociologies de la nature, qui diffèrent tant par leur but que par leur méthode, et donc par leurs résultats. Les frontières entre ces différents courants sont cependant loin d’être étanches. Des auteurs sont ainsi progressivement passés du rouge au vert. Quant à la sociologie du collectif, elle se rapproche à certains égards des deux autres. Comme la sociologie « verte », elle prête une très grande attention aux non-humains, qu’elle refuse de saisir par le biais des « représentations sociales de la nature », mais sans leur conférer un statut supérieur d’objets
de protection. Comme la sociologie « rouge », la « sociologie du collectif » s’intéresse à la construction et à la contestation des positions de pouvoir et des sources de légitimité. Cependant, elle postule que les positions ne sont jamais données d’emblée, ni définitivement acquises.
Si certains auteurs s’inscrivent clairement dans une seule de ces approches, beaucoup d’autres empruntent des éléments à deux ou trois d’entre elles, y compris parfois dans le cadre d’un même travail. Il faut donc voir ces trois courants sociologiques comme des pôles, entre lesquels s’étend tout un continuum.
1. La Sociologie est un sport de combat est un film de Pierre Carles. Sorti en 2001, il dresse un portrait de Pierre Bourdieu.
2 h 26.
Éditions du Montparnasse.