Urbanisme

Pollution lumineuse et biodiversité : un enjeu pour l’ensemble du territoire

 

Espaces naturels n°57 - janvier 2017

Études - Recherches

Jean-Philippe Siblet, directeur du service du Patrimoine naturel du MNHN et Anne-Marie Ducroux, présidente de l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes.

La pollution lumineuse est enfin reconnue dans la loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité. Un bilan de ces effets illustre la multiplicité et la diversité de ses impacts sur le fonctionnement des organismes et leur viabilité.

Patrimoine de la Nation

L’impact de la pollution lumineuse a été mis en évidence dans les années 1960 par des astronomes gênés dans leurs observations du ciel par l’éclairage artificiel. Il faudra attendre près de vingt ans pour que les impacts de la pollution lumineuse sur la biodiversité soient documentés et près de vingt ans supplémentaires pour qu’il commence à être pris en compte. En 2004, le phénomène est défini : « lumière artificielle qui altère le cycle naturel jour/ nuit (nycthéméral) et qui, en conséquence, peut affecter les organismes vivants et leurs écosystèmes. »1

Ignoré des références publiques et notamment dans la loi de 1976, un cadre naît néanmoins par étapes, mais avec un considérable retard sur l’ampleur du phénomène. En effet, la quantité de lumière émise la nuit a crû de 94 % depuis les années 1990 et le nombre de points lumineux de 89 %. Par ailleurs, les leds blanches, émettant une lumière qui pourrait avoir des conséquences accrues sur le vivant, sont prescrites en masse par le marché, sans recul ni expertise indépendante sur leurs effets et performances. La lumière est régulièrement confondue avec l’énergie, conduisant à des approches segmentées et contradictoires avec les choix qui seraient plus adaptés au vivant. Enfin, pour la première fois en 2016, la loi sur la reconquête de la biodiversité et des paysages vient de reconnaître les paysages nocturnes comme « patrimoine de la Nation » et souligne le devoir pour tous de protéger l’environnement nocturne.

Et elle vient de prendre en compte une recommandation historique avec la gestion de la lumière dans les continuités écologiques. Cette chronologie est assez paradoxale : cette pollution diffuse joue, avec d’autres pressions, un rôle majeur dans la perturbation des écosystèmes et la biologie des espèces (humains compris) et 28 % des vertébrés et 64,4 % des invertébrés sont exclusivement ou partiellement nocturnes2. De plus, depuis des siècles, les humains ont compris que la lumière peut jouer un rôle dans les comportements des animaux.

Sans exhaustivité, les impacts de la pollution lumineuse sur les écosystèmes sont notamment :

RÉGRESSION DU DOMAINE VITAL

Les espèces dites « lucifuges » c’est-àdire qui fuient la lumière abandonnent les habitats pollués par la lumière artificielle. C’est le cas par exemple d’espèces de limicoles (Barge à queue noire, Vanneau huppé ou Huîtrier pie) qui désertent les prairies bordant les routes éclairées aux Pays-Bas. 

FRAGMENTATION DE L’HABITAT

L’éclairage urbain peut constituer une véritable barrière infranchissable au même titre que des barrières « physiques ». Cette diminution de la connectivité des écosystèmes contribue à un isolement de populations souvent déjà soumises à une fragmentation importante des territoires par d’autres infrastructures. 

PERTURBATION DES RELATIONS PROIES-PRÉDATEURS

L’éclairage artificiel renforce la vulnérabilité de certaines proies (insectes par exemple, les chiroptères) en les rendant plus accessibles pour leurs prédateurs. Ce phénomène peut avoir des conséquences multiples, la plus évidente étant l’impact sur les populations des espèces proies. On connaît par exemple le cas d’une population de saumons décimée par des phoques bénéficiant de l’éclairage artificiel d’une usine hydro-électrique pour chasser.

Par ailleurs, une abondance artificielle de proies peut générer une modification comportementale des prédateurs pouvant influer sur leur propre biologie. Une étude menée sur des poissons appartenant à la famille des athérinides (Labidesthes sicculus et Menidia beryllina) dans des réservoirs nord-américains indique que la compétition pour le zooplancton est généralement favorable à la première de ces espèces, ce qui conduit à la disparition de la seconde dans de  nombreux lacs. Les auteurs ont mis en évidence que l’éclairage des marinas qui bordent les lacs attirait des diptères favorisant les labidesthes (poissons d'eau douce) et limitait ainsi la compétition avec les menidias plus spécifiquement planctivores.

MODIFICATION DES VOIES DE DÉPLACEMENT

Les cas d’oiseaux détournés de leur trajet migratoire par des lumières parasites sont bien connus. Des auteurs suisses ont montré que les oiseaux migrateurs étaient très sensibles à une stimulation optique soudaine, comme un simple faisceau lumineux issu d’une lampe de 200 W dirigée vers le haut. Les oiseaux réagissaient très fortement, changeaient d’altitude et déviaient de leur route initiale parfois jusqu’à 45°. L’influence d’un tel faisceau lumineux peut se faire sentir jusqu’à 1 km de distance par rapport à la source. À noter que cette intensité correspond à celle des phares des voitures, mais se situe bien en dessous de celle des « sky beamers » de 1000 à 7000 W !
Un autre exemple concerne les jeunes tortues marines : après l’éclosion, elles retrouvent la mer en se repérant sur l’horizon nocturne plus clair sur l’eau que sur la terre. Affectées par la luminescence du ciel et les lumières directes artificielles, les jeunes tortues vont alors dans la mauvaise direction et meurent victimes des prédateurs, et de la chaleur après le lever du jour. 

MODIFICATION DES RYTHMES BIOLOGIQUES

Les végétaux sont également sensibles à la pollution lumineuse et la modification des rythmes circadiens joue un rôle très important pour leur biologie. On a ainsi constaté que des arbres constamment éclairés ne perdaient plus leur feuillage. Par ailleurs, les molécules synthétisées le jour par les plantes migrent la nuit dans tout l’organisme. La modification de ce rythme peut s’avérer mortelle pour les végétaux. L’attirance des batraciens par les sources lumineuses artificielles a également été démontrée avec des conséquences négatives. Les femelles de certaines espèces deviennent moins sélectives dans le choix des partenaires pour l’accouplement dans les secteurs éclairés et préfèrent s’accoupler rapidement pour éviter le risque de prédation. 

MODIFICATION DE LA COMMUNICATION

Des études récentes sur les amphibiens ont démontré que des mâles de Grenouille verte exposés à des lumières artificielles étaient moins vocaux et se déplaçaient plus fréquemment que des individus en ambiance naturelle, ce qui pouvait conduire à limiter les accouplements et influencer la dynamique de population.

AUGMENTATION DE LA MORTALITÉ

Les éclairages parasites génèrent une augmentation drastique de la mortalité de certaines espèces, comme les insectes. Une étude menée en 2000 en Allemagne avançait un milliard d’insectes tués chaque nuit d’été dans le pays ! Les effets cumulatifs de la pollution lumineuse avec d’autres peuvent être également dramatiques. C’est le cas des collisions d’oiseaux sur les parois de verre d’immeubles éclairés. Particulièrement étudiés en Amérique du Nord, elles entraînent la mort de plusieurs millions d’oiseaux chaque année.

Plus récemment, des expérimentations menées au Muséum national d’histoire naturelle sur des petits primates (Microcèbes murins) ont montré qu’une modification des rythmes circadiens (alternance du jour et de la nuit) et notamment que l’augmentation artificielle de la durée de l’éclairage pouvait avoir des conséquences très importantes sur leur comportement : torpeurs prolongées, augmentation de l’agressivité entre individus, diminution du succès de la reproduction… Par ailleurs, il est maintenant acquis que les modifications des rythmes circadiens influent sur la production d’une hormone, la mélatonine, émise par la glande pinéale située dans le cerveau et sécrétée principalement la nuit. Cette hormone joue un rôle majeur dans la perception de la photo-période, nécessaire à nombre de fonctions physiologiques.

Il est parfaitement possible de limiter les effets néfastes de cette pollution par des mesures souvent simples et peu coûteuses. Mais les décrire ici dépasserait le cadre de cet article. Contentons-nous de dire que le meilleur moyen d'éviter les impacts de la pollution lumineuse sur la biodiversité reste d'éclairer moins et mieux. Et partout où cela n'est pas nécessaire, pas du tout !

 

(1) Rich & Longcore, 2004
(2) Holker et al., 2010