>>> Ne pas intervenir

La nature est faite comme ça

 
Entretien avec François Siorat

Espaces naturels n°4 - octobre 2003

Gestion patrimoniale

François Siorat
Conservateur de la réserve naturelle des Sept-îles • station LPO

 

Le macareux ! L’oiseau marin sert d’emblème à la commune de Perros-Guirec. Il hante les lieux depuis si longtemps qu’on l’a cru appartenir à cette terre. À l’aube du 20e siècle, les couples se comptaient en milliers, ils étaient tant et tant, qu’à coups de fusil, d’aucuns les ont occis. C’est d’ailleurs ainsi qu’est née la Ligue pour la protection des oiseaux. Aujourd’hui, quelques centaines de couples subsistent sur la réserve naturelle des Sept-îles, tandis que prospère une autre espèce emblématique, le fou de Bassan : un nouveau locataire qui compte plus de 30 000 individus. L’archipel, qui court sur quarante hectares (240 à marée basse), abrite aussi le phoque gris (unique colonie en France avec celle de la mer d’Iroise), mais il y a aussi des corneilles, des rats, des pingouins, des orvets… Chacun sa place dans l’instable équilibre. Alors, quand une espèce régresse ou qu’une autre prolifère : faut-il intervenir ?

Devant l’augmentation de la population des fous de bassan au détriment des macareux, vous décidez, sciemment, de laisser faire !
Effectivement. Notre décision repose sur une démarche scientifique qui consiste à analyser la dynamique du système pour percevoir s’il existe des perturbations anormales. Ensuite, dans un troisième temps, nous apprécions si ces perturbations sont d’origine humaine, ce qui pourrait nous pousser à intervenir.
Ainsi, concernant les macareux moines et les fous de Bassan, nous constatons que les deux espèces sont en compétition spatiale : les macareux moines sont en déclin tandis que les fous de bassan sont en expansion. Une conclusion hâtive aurait pu nous amener à désigner ces derniers comme responsables. Nous avons cherché à savoir si nous avions affaire à une perturbation anormale ou non du système. Or, les données accumulées depuis plus de cinquante ans aux Sept-îles nous invitent plutôt à conclure à un changement d’équilibre.
Voilà qui plaide pour l’intervention du gestionnaire afin qu’il sauvegarde l’équilibre du système…
Notre connaissance de la dynamique des deux espèces, aux Sept-îles mais aussi dans leur aire de distribution, nous permet d’affirmer que la régression des macareux n’est pas liée à la croissance des fous de Bassan. Certes, cela ne modifie pas la réalité objective, mais cela change considérablement notre réflexion. Les macareux souffrent, entre autres, des pollutions par hydrocarbures, des captures accidentelles par les engins de pêche ou encore de l’influence des changements climatiques sur les populations de poissons, donc de proies ; toutes causes qui échappent à l’emprise géographique du gestionnaire de l’archipel.
Vous disiez que la troisième étape de votre réflexion visait à déterminer si les perturbations étaient d’origine humaine… En quoi la réponse à cette question conditionne-t-elle votre intervention ?
Quand les facteurs influents sont d’origine anthropique, il nous paraît légitime d’intervenir. L’objectif de l’action est alors d’éliminer ces facteurs perturbateurs ou tout au moins de limiter leurs effets. La mission d’une réserve naturelle n’est pas celle d’un zoo, ni d’un centre d’élevage. Elle ne vise pas à sauvegarder un système en l’état, mais à préserver les potentialités du milieu à évoluer, sous l’influence de facteurs naturels (au sens de non anthropiques). Il faut accepter que de nouveaux équilibres s’installent, dans la mesure où la dynamique de changement n’est pas influencée par l’activité humaine.
En disant cela, je suis tout à fait conscient que ma position de gestionnaire d’îlots marins est plus confortable que si je gérais une zone humide littorale, résultante de la transformation millénaire du milieu par l’homme.
Vous dites : il ne faut jamais se précipiter pour intervenir. Il faut prendre le temps d’analyser des données.
Certes, ainsi nous nous sommes interrogés au sujet de l’impact des lapins sur la flore. Mais, conformément à notre éthique, nous avons pris le temps d’observer. Nous avons bien fait, car les évolutions négatives que nous craignions se sont avérées réversibles. Conclusion : il ne faut pas se précipiter pour intervenir. En corollaire, nos suivis floristiques sont de plus en plus précis. Auparavant, ils portaient sur des intervalles de cinq à sept ans, maintenant des observations annuelles complémentaires sont réalisées. Ces études, de plus en plus fines, sont désormais à l’échelle du centimètre. En ce qui concerne la flore, nous pensons qu’il faut au moins dix à quinze ans de suivi pour commencer à appréhender les équilibres.
N’y a-t-il pas, quelquesfois, des espèces dont la décroissance faciliterait la sauvegarde d’autres espèces, à forte valeur patrimoniale ? Des fois où il faut intervenir ?
Ce qu’on pourrait appeler, avec un brin de provocation, des nuisibles ?
En 1993 et 1994, nous avons éradiqué le rat des îlots. Cette espèce, introduite au 18e siècle, a éliminé de l’archipel d’autres espèces à forte valeur patrimoniale, telles les océanites tempête. Mais là encore, notre intervention a fait suite à une longue réflexion. Un laboratoire a travaillé pendant plusieurs années, d’une part, pour évaluer au plus juste les enjeux patrimoniaux et, d’autre part, pour appréhender a priori et a posteriori l’impact de l’élimination supposée, puis effective, sur des espèces non-cibles de l’opération.
La non-intervention va tout de même à l’encontre d’une certaine pression sociale ?
Oui. D’autant que certaines espèces ont une forte valeur symbolique. Comment fermer les yeux sur certaines forces sociales ? D’autant que la décision finale de l’action ne nous appartient pas : elle relève du comité de gestion, donc des représentants de la société dans toutes ses composantes. Nous proposons la politique que nous pensons la plus pertinente, nous l’appliquons si nous avons quitus, mais nous ne disposons pas !

Recueilli par Moune Poli