>>> Expériences et témoignage

Favoriser l’approche

 

Espaces naturels n°4 - octobre 2003

Le Dossier

Anne Vourc'h
Urbanis

 

Le projet d’aménagement d’un site doit s'appuyer sur son identité, sur sa valeur et sa singularité, sur ce nous appelons l'esprit des lieux. Mais qui exprime cette valeur ? Qui la définit ? Comment faire en sorte que les différents acteurs s’entendent sur le devenir du site ? Anne Vourc’h appartient au bureau d’étude Urbanis qui, depuis 1987, est intervenu lors de nombreuses opérations Grands sites : la pointe du Raz, Solutré, le cirque de Sixt fer à cheval, les gorges du Tarn, la dune du Pilat, le cirque de Navacelles… Retour sur expérience.

Reconnaître le visiteur, l’ouvrir à l’esprit des lieux, tout en maîtrisant la fréquentation… Voilà deux éléments clés de la réflexion gestionnaire qui prend en compte le phénomène touristique. En effet, pour gérer un site, il faut, en tout premier lieu, mettre en place un projet cohérent qui intègre les habitants : « Les opérations Grands sites doivent avoir un impact bénéfique en termes de développement local et rester un espace de vie ».
Mais la nécessité d’associer les acteurs locaux se heurte cependant à une difficulté : comment concilier les enjeux de protection d’un patrimoine reconnu d’intérêt supérieur et des intérêts locaux ou particuliers ? Comment allier les attentes (variées) de la population avec les exigences de protection encadrées
par des lois, plus ou moins bien vécues localement ?
Notre première expérience, vécue en 1987 à la pointe du Raz, apporte ses enseignements. À cette époque, le site est très dégradé, c’est aussi un site en crise : le projet, abandonné, d’une centrale nucléaire a nourri un traumatisme (des affrontements extrêmement violents se sont déroulés à Plogoff). Désirant restaurer son crédit, l’État propose aux communes de réfléchir au devenir du site recevant près de 700 000 visiteurs par an.
Les séquelles du traumatisme aidant, le climat est au désaccord et au pessimisme. Le cabinet d’étude s’attelle à une écoute attentive. Il anime des réunions et élabore différents scénarios d’intervention. Contre toute attente, c’est le scénario le plus ambitieux, celui qu’on n’attendait pas qui est retenu par les acteurs locaux : la porte d’entrée du site est déplacée de 800 mètres et les 14 commerces sont transférés. De façon générale, la loi de 1930, relative à la protection des sites, fixe le cadre d’une gestion réglementaire mais ne crée ni moyens de gestion opérationnelle, ni outils de maîtrise foncière, et s’il cofinance les travaux d'aménagement, l'État se tourne vers les collectivités pour honorer les dépenses de gestion opérationnelle des sites.
À la pointe du Raz, ce projet ambitieux a été rendu possible grâce à un pacte scellé entre tous les acteurs et à l'attention portée au processus de décision : c'est le scénario voulu localement (choisi par la commune) qui est retenu ; les coûts d'entretien et de gestion du site ne doivent pas créer de charges pour la collectivité (mais être supportés par le visiteur, d'où l'instauration du stationnement payant) ; le traitement des commerçants est égalitaire. Sans le respect de ces conditions sociales et économiques, le projet n'aurait pu voir le jour.
Une multitude d’acteurs, des attentes antagonistes
Concertation, écoute, recherche d'un projet local… Ces termes ont-ils un sens alors que les nombreux acteurs expriment des attentes a priori antagonistes ?
Généralement, on ne note pas de désaccord sur les problèmes et tous les sites renommés invitent aux mêmes constats de fréquentation anarchique, de pagaille automobile, de dégradations… En revanche, dès qu’il s’agit d’aborder les solutions à mettre en œuvre, les points de vue divergent. Chacune des catégories d'acteurs a sa propre réponse, en fonction des intérêts qu’elle défend.
Ainsi, les commerçants portent souvent un discours fort hostile au réaménagement d’un site, de peur qu’il n’entraîne une baisse de la fréquentation ou n’entrave le commerce. Pourtant, les mesures de protection d’un site se traduisent généralement par une hausse des recettes et créent des rentes de situation pour les commerces en place, en limitant le risque de voir s’implanter de nouveaux concurrents.
Parmi les autres acteurs : les visiteurs, dont il faut savoir interpréter les propos. Ainsi, dans les sites les plus ravagés et défigurés, les enquêtes font cependant ressortir un fort niveau de satisfaction. Que comprendre ? Qu’une personne ayant longuement voyagé pour venir admirer un site trois étoiles a toutes chances de se déclarer « séduite et contente de sa journée ». Dans ces conditions, 15 % de « non-satisfaits » est un pourcentage extrêmement élevé qui doit inquiéter le gestionnaire.
Mais le rôle du bureau d’étude est justement de donner du sens aux propos et d’aider à la construction d’un consensus. Ce qui nécessite de passer d'une négociation de position (les intérêts que je défends) à une négociation sur les enjeux et sur le projet de site (quels problèmes voulons-nous régler, que faut-il faire pour que nous soyons à nouveau fiers de ce site) et c’est en travaillant, avec les acteurs, sur la notion « d'esprit des lieux » qu’on se donne une chance de parvenir à cet accord. Concrètement, il s’agit de passer d'un discours fonctionnel (ce que les acteurs savent sur le site, ce qu'ils font, ce qu'ils veulent), à un niveau d'expression plus sensible (ce qu'ils ressentent, ce qu'ils ont vécu sur le site…). Cet exercice, relativement aisé, avec les locaux est plus difficile, mais pas insurmontable, avec les représentants d'institutions. L'expérience montrant que la mise en commun des perceptions réduit les zones de conflits et permet de s'entendre sur des valeurs.
Bâtir une dynamique
de projet, fondée
sur l'esprit des lieux
Ainsi avons-nous abordé le projet de l’abbaye de Beauport, une des rares fondations monastiques en milieu littoral (Côtes d’Armor). Le Conservatoire du littoral (propriétaire du site) se trouvait confronté à des acteurs exprimant des idées assez différentes : tel souhaitait voir le réfectoire reconstruit, tel voulait convertir le site en centre de séminaire…
Interpellée, notre équipe invita les parties prenantes du comité de pilotage à travailler sur l’expression qui, sans cesse, revenait : « C'est magique » ! Les visites de terrain, sortes de déambulations collectives dans le site se révélèrent plus pertinentes et plus efficaces que les seules réunions en salle. L’expression de chacun sur ce qu'il éprouvait s’en trouva facilité : que voulait-il dire par « C'est magique » ? Quels étaient, dans le site, les ressorts de cette magie ? Au final, les perceptions convergeaient autour de notions telles que « la perte de repères entre le dedans et le dehors », « l’intrication du minéral et du végétal », « le sentiment d'être le découvreur du site », « d'y pénétrer comme par effraction »…
L’accord s’établit : abandonnée la velléité de transformer le site en lieu de séminaire, il fallait transmettre aux visiteurs l'expérience du lieu que le comité de pilotage avait eu la chance de vivre. Pas de parcours fléchés, mais une approche libre et sensible du site et des découvertes insolites, au travers des spectacles, des contes, de la musique, nécessitant une gestion délicate et innovante de l'équilibre entre le monument et le végétal.
L’appropriation de l’esprit des lieux par les acteurs et l'attention portée au processus de décision sont des préalables à tout projet de restauration d’un site.