Forêts anciennes

Mettre l'histoire à profit

 
Études - Recherches

Raphaël Bec, raphael.bec@ntymail.com
Marie Thomas, chargée de mission agriculture et forêt, service parcs nationaux et autres aires protégées, marie.thomas@afbiodiversite.fr,
Jean-Luc Dupouey, chercheur, dupouey@nancy.inra.fr

Les changements passés de l'occupation du sol marquent profondément les paysages et les milieux. Les forêts anciennes constituent des éléments pérennes et représentent un enjeu patrimonial à considérer dans la gestion des territoires.

Peuplement feuillu irrégulier dans une forêt ancienne du Parc national des Cévennes (forêt domaniale du Marquairès).

La France métropolitaine ayant globalement connu une forte expansion forestière depuis le milieu du XIXe siècle, période considérée comme le plus récent minimum forestier, on peut distinguer les forêts déjà en place à cette période, qualifiées d’anciennes, des forêts apparues depuis, dites récentes. Si la vocation forestière du terrain concerné a été continue depuis le minimum forestier, on a donc affaire à une forêt ancienne. Ces forêts anciennes peuvent présenter des faciès très divers et des peuplements d'âges variés.

Les recherches sur les forêts récentes montrent que les sols peuvent garder durablement des traces de leurs usages passés. En effet, on observe que les sols ayant eu une vocation forestière depuis un temps long sont moins riches en phosphore et en azote minéral, plus riches en matières organiques et plus acides que les sols anciennement dédiés à l’agriculture et aujourd'hui reboisés, cette différence pouvant dater d'usages de l'époque romaine. Les travaux ont aussi identifié des espèces végétales plus fréquentes dans les forêts anciennes que dans les forêts récentes. Cette dépendance des espèces de forêts anciennes à la continuité temporelle forestière s'explique par leur faible capacité de dispersion et le faible succès de recrutement lié aux modifications du sol induites par l’agriculture.

Depuis 2010, un travail conséquent de cartographie des forêts anciennes a été conduit dans les parcs nationaux de métropole et constitue une base commune. Ce type d’approche historique permet aussi de mieux comprendre la structure et le fonctionnement actuels des écosystèmes forestiers et d'élaborer et évaluer les objectifs de conservation et de gestion.

L'ÉVOLUTION DES PAYSAGES FORESTIERS, À TRAVERS UNE APPROCHE CARTOGRAPHIQUE

Les numérisations des forêts du XIXe siècle ont été réalisées dans les parcs nationaux métropolitains à partir de la carte de l’État-Major, et du cadastre dit « napoléonien » dans le cas du Parc national du Mercantour. Ces données historiques présentent l’avantage d’indiquer les différentes occupations du sol à une période proche du minimum forestier avec une bonne précision spatiale et elles permettent de déterminer si un massif forestier était déjà présent à cette époque (forêt ancienne) ou non (forêt récente) et de repérer les espaces boisés au XIXe siècle qui ont été ensuite déboisés.

Pour les forêts anciennes, les cas de défrichement suivis d’une recolonisation forestière depuis le minimum forestier sont rares. Cependant, seule une étude approfondie de la période intermédiaire permet de confirmer avec certitude la continuité de l’état boisé d'une forêt donnée ; à défaut, certains préféreront le terme « présomption d’ancienneté ».

Sur la base de ces cartographies, une étude inter-parcs a été réalisée à l’échelle de six territoires : les Parcs nationaux de la Vanoise, des Pyrénées, du Mercantour, des Cévennes et de Port- Cros (zone coeur) et le futur Parc national des forêts de Champagne-Bourgogne. Une forte progression de la surface forestière depuis le milieu du XIXe siècle a, comme partout, été mise en évidence dans les six territoires, et en particulier dans ceux de montagne. Cette surface a ainsi doublé, voire triplé, dans les parcs nationaux de haute montagne et a été multipliée par quatre dans le Parc national des Cévennes. De fait, ces territoires comptent aujourd’hui moins de forêts anciennes que de forêts récentes.

Ces évolutions des paysages peuvent être mises en lien avec les changements des pratiques agro-pastorales. Dans les Pyrénées, plus des trois-quarts des forêts récentes sont situées sur des espaces qui étaient destinés aux pâtures au XIXe siècle. Généralement, les déboisements observés ont permis l’extension voire l’ouverture de zones agricoles ou pastorales et sont situés en lisière de massifs forestiers. Ils représentent une faible part de la surface forestière de l’époque dans le cas des Cévennes, en Champagne-Bourgogne et dans le Mercantour (3 à 7 %) mais s’élèvent autour de 15 % en Vanoise et dans les Pyrénées.

Par ailleurs, en montagne, les forêts anciennes sont en moyenne plus fréquemment localisées sur des versants exposés au nord, moins propices à l’installation d’alpages et d'estives, et sur des terrains difficiles d’accès en raison de leur pente, autrement dit des espaces refuges où les interventions étaient moins aisées. Dans ces forêts anciennes, on retrouve une plus forte proportion d'essences dryades témoins d'un stade plus avancé (sapin, hêtre...).

Le statut foncier a également joué un rôle dans l’évolution des paysages forestiers. En Champagne et Bourgogne, par exemple, 95 % des surfaces de forêt domaniale sont anciennes. Celles-ci sont principalement issues de grandes forêts ducales, royales, seigneuriales ou monastiques, qui ont été entretenues et préservées, puis nationalisées à la Révolution française. À l'inverse, les forêts domaniales des parcs nationaux de montagne, très majoritairement récentes et résineuses, sont essentiellement issues de reboisements RTM (Restauration des Terrains de Montagne).

La prédominance de certaines essences feuillues ou du pin sylvestre en forêt récente, sur des propriétés privées, témoigne très souvent de la déprise agricole et de la fermeture d'espaces par boisement spontané. La politique du Fonds Forestier National, conduite dans la deuxième moitié du XXe siècle, est également à l'origine de peuplements récents résineux.

CONNAÎTRE LE PASSÉ POUR MIEUX GÉRER ET PRÉSERVER À L'AVENIR

Les parcs nationaux souhaitent aujourd'hui approfondir leurs connaissances des forêts anciennes, en étudiant des espèces caractéristiques (plantes vasculaires, champignons, lichens, mousses, insectes) et l'effet des modes de gestion passés sur la biodiversité de ces forêts. Pour les forêts récentes, l’enjeu est de distinguer les effets des diverses occupations anciennes du sol : pâtures, prairies de fauche, cultures de labours, vignes… À moyen terme, le but est de réaliser des préconisations de gestion adaptées et d'accompagner les propriétaires et gestionnaires dans leurs choix. Le statut particulier des forêts anciennes a déjà été intégré dans quelques chartes de parcs nationaux. 

À titre d'exemple, le Parc national des Cévennes a proscrit les défrichements en forêt ancienne et le Parc national du Mercantour a inscrit dans sa charte l’objectif de favoriser la libre évolution des sapinières ligures et des forêts anciennes et d’adapter la gestion forestière.

L’ancienneté est un nouveau paramètre à prendre en compte, parmi de nombreux autres, pour préciser les enjeux et aboutir à l'élaboration d'une stratégie efficace de conservation du milieu forestier. Comme la distribution actuelle de certaines espèces dépend de l’ancienneté de l’état boisé, la cartographie de l’ancienneté peut être utile pour la cartographie des stations forestières et des habitats. Cette connaissance peut aider à définir des îlots de sénescence, des réserves forestières ou des trames de vieux bois selon les objectifs poursuivis (libre évolution et haute naturalité par exemple). De surcroît, l’identification et la caractérisation des forêts anciennes permettent de retracer l'histoire du territoire et d’évaluer leur valeur patrimoniale pour mieux adapter les mesures de préservation.