Menacé de disparition
Espaces naturels n°4 - octobre 2003
Fabrice Darinot
Réserve naturelle des marais de Lavours
Yves Rozier
Réserve naturelle des marais de Lavours
Alain Rojo de la Paz
Université du Maine • Le Mans
Au secours du maculinea, papillon en voie de disparition, la biologie de la conservation renseigne le gestionnaire sur les actions à conduire. On apprend ainsi que le cycle de reproduction de l’espèce est inféodé à une fourmi rouge spécifique qui entraîne la larve de l’azuré dans sa fourmilière et la nourrit pendant plusieurs mois.
La diminution récente de la biodiversité, due à la fragmentation ou à la perte des habitats, à la surexploitation des ressources naturelles et à la pollution, a engendré l’émergence d’une nouvelle discipline au début des années 1980, la biologie de la conservation. Elle se propose d’étudier les effets des activités humaines sur les espèces les plus menacées ainsi que sur les écosystèmes qui les abritent, afin de développer des solutions pour empêcher leur extinction. La démarche comprend une phase d’étude approfondie de la biologie de l’espèce concernée, replacée au sein de l’écosystème, et débouche sur des propositions techniques à but conservatoire. Jusqu’à présent, les insectes ne représentent pas une cible privilégiée pour la biologie de la conservation, et seuls les papillons ont fait l’objet d’études importantes. Ce fut le cas dans la réserve naturelle du marais de Lavours (01), où Yves Rozier étudie les papillons azurés du genre Maculinea depuis 1994. Il a développé, en association avec le responsable scientifique du site, Fabrice Darinot, une gestion conservatoire de ces papillons.
Le cas des Maculinea inféodés aux zones humides est intéressant car ce sont des espèces à forte valeur patrimoniale ; ils présentent un cycle de développement complexe avec plusieurs espèces-hôtes, végétales et animales, et sont extrêmement sensibles aux pratiques de gestion des habitats. Le marais de Lavours abrite les trois espèces de Maculinea paludicoles : l’azuré de la sanguisorbe (Maculinea teleius), l’azuré des paluds (Maculinea nausithous) et l’azuré des mouillères (Maculinea alcon). Ce sont des papillons à fort enjeu de gestion pour la réserve naturelle.
La première étape consiste à appréhender la biologie des espèces. Dans le cas des Maculinea, la femelle pond sur la plante-hôte spécifique de son espèce : la pimprenelle (Sanguisorba officinalis) pour Maculinea teleius et Maculinea nausithous, et la gentiane des marais pour Maculinea alcon.
Caler les dates de fauchage pour favoriser
la ponte des papillons
Après l’éclosion, la chenille se développe pendant trois semaines à l'intérieur de la plante, se nourrissant des organes reproducteurs. En conséquence, le gestionnaire devra caler les éventuelles opérations de fauchage ou de pâturage sur la répartition et la phénologie1 des plantes-hôtes, afin de favoriser, d’une part, la ponte des papillons, et d’autre part, le développement de leurs chenilles.
Parvenue au quatrième stade larvaire, la chenille se laisse tomber au sol et sera emportée dans une fourmilière par une fourmi rouge spécifique. Les Maculinea sont inféodés aux fourmis du genre myrmica. Dans les régions d’Europe où l’étude a été faite, Maculinea teleius est inféodé à myrmica scabrinodis, Maculinea nausithous à myrmica rubra, alors que Maculinea alcon peut être associé selon la région à myrmica scabrinodis, myrmica rubra ou myrmica ruginodis.
Déterminer
les fourmis-hôtes
En France, les fourmis-hôtes de Maculinea alcon ne sont connues avec certitude que dans la Sarthe et le marais de Lavours, où elles ont été identifiées grâce aux méthodes développées au Mans par Alain Rojo de la Paz : il s’agit alors de myrmica scabrinodis. Lorsque la fourmi n’appartient pas à l'espèce-hôte spécifique, la chenille est traitée comme une proie ordinaire et tuée. Si elle est adoptée, elle demeurera pendant une dizaine de mois dans la fourmilière où elle s’alimentera en dévorant le couvain et/ou la nourriture régurgitée par les fourmis. Dès le début de l’été de l’année suivante, la larve se nymphose, puis le papillon adulte sort de la fourmilière en juillet. Les Maculinea ne peuvent accomplir leur cycle de développement sans la présence de leur fourmi-hôte spécifique. C’est pourquoi la préservation des Maculinea implique la détermination des fourmis-hôtes au niveau local à l’aide de tests appropriés. Toutes ces fourmis n’ont pas les mêmes exigences, notamment en matière d’insolation et de température, ce qui doit orienter la gestion appliquée aux prairies.
Schématiquement, un embroussaillement ou de hautes herbes est plutôt favorable à l’installation de myrmica rubra, alors que myrmica scabrinodis préfère une plus forte insolation, donc un couvert herbacé plus ouvert. Dans chacun des cas, la fréquence du fauchage ou du pâturage est déterminée par la dynamique de la végétation. En outre, les travaux d’Yves Rozier ont montré que la survie des Maculinea dépend essentiellement d’une densité élevée des fourmilières, qui augmente les chances de récupération par les fourmis des chenilles tombées au sol.
Contrôler le niveau
de la nappe phréatique
La réflexion doit également prendre en compte les caractéristiques de l’habitat des papillons. Les trois espèces de Maculinea citées sont inféodées aux bas-marais alcalins, dont la végétation se développe sur un sol imbibé d’eau. Le contrôle du niveau de la nappe phréatique est donc nécessaire pour surveiller « l’état de santé » du marais : l’installation de piézomètres2 fait partie des mesures de gestion à mettre en œuvre pour la conservation des Maculinea.
Cependant, l’hydromorphie du sol ne suffit pas à garantir la survie des plantes-hôtes des Maculinea. L’histoire des interventions portées sur la prairie hygrophile explique aussi l’état de la végétation observé. L’étude de l’habitat des papillons nécessite donc de prendre en compte les usages anciens liés au marais (pratiques agricoles, écobuage, abandon des parcelles…).
Paramètres
pour la préservation
des Maculinea
La démarche porte enfin sur l’étude de la distribution des populations dans l’espace. Les Maculinea sont de petits lépidoptères assez sédentaires qui ne s’élèvent guère au-dessus de dix mètres du sol. Ils se répartissent en métapopulation, c’est-à-dire en un ensemble de sous-populations séparées par des barrières géographiques, mais reliées entre elles grâce aux mouvements de dispersion des individus. Dans le marais de Lavours, par exemple, l’arrêt des pratiques agricoles traditionnelles a conduit à un cloisonnement des prairies par des haies et à l’extension de zones dépourvues de plantes-hôtes, induisant une fragmentation de l’habitat des Maculinea. Le brassage génétique s’en trouve réduit, ce qui favorise un taux élevé de consanguinité, mettant en danger la viabilité des sous-populations à faibles effectifs. À cet égard, le concept de « population minimum viable », qui permet d’établir la taille minimale de la population indispensable à la survie des papillons, ainsi que les surfaces nécessaires à leur préservation, reste encore à tester. Ce concept, associé à l’étude des corridors au sein d’un site, pourrait utilement guider le gestionnaire. Néanmoins, il est important de créer des ouvertures dans les haies pour favoriser les échanges d’individus entre sous-populations, ainsi que de ménager des bandes refuge pour les papillons, exempte de pâturage et de
fauchage.
En dernier lieu, la réflexion doit intégrer la mise en place d’un suivi des populations de papillons, plus ou moins poussé en fonction des connaissances déjà acquises et du temps disponible. Ce suivi est indispensable pour évaluer l’impact de la gestion conservatoire et apporter, le cas échéant, les améliorations qui s’imposent.
Ni recette de cuisine, ni solution miracle, ce court exposé rappelle simplement les paramètres les plus importants à prendre en compte pour la préservation des Maculinea. La démarche appliquée dans le marais de Lavours n’est pas unique, mais force est de constater que peu d’insectes ont bénéficié de telles avancées en matière de biologie de la conservation. La complexité des phénomènes en présence ne permet pas aux gestionnaires de mener ces études sans s’associer aux équipes de recherche. Il est à souhaiter que cette synergie se renforce, avec les financements correspondants, pour enrayer l’érosion de la biodiversité en cours.
1. Étude des variations, en fonction du climat, des phénomènes périodiques de la vie végétale et animale.
2. Instrument servant à mesurer la compressibilité des liquides.