L'écologie sociale, un cap de bonne espérance
Espaces naturels n°4 - octobre 2003
Rémi Noël
Chef du service découverte et communication du Parc national des Cévennes • Expert du Fonds français mondial pour l'environnement, chargé de l'instruction et du suivi du dossier de coopération avec le Parc national de la péninsule du Cap
Le Parc national de la péninsule du Cap jouxte l'agglomération de Capetown et ses trois millions d'âmes. Adossé au Cap de Bonne-Espérance, il oppose à la ville conquérante ses espaces tout nouvellement protégés. Mais le Parc national n'est pas seulement un acteur de la protection de l'environnement. Dès sa création, en 1998, il s’est impliqué dans l’intégration sociale et économique des communautés défavorisées de Capetown. Offrant du travail, suscitant la création d’entreprises artisanales, finançant des formations, développant une politique d’éducation populaire, il a donné vie au concept de social ecology, l’écologie sociale. Une démarche globale, imaginée par les autorités sud-africaines au lendemain de l’apartheid. Une approche qui place la question sociale au cœur même de la stratégie du Parc.
En tant qu'expert du Fonds mondial pour l'environnement, vous avez suivi de près l'expérience sud-africaine. Le concept d'écologie sociale, développé par le Cape Peninsula national park, est-il réellement innovant ?
Certes, il n’y a rien d’original à constater que tout grand projet d’aménagement a un impact économique sur son environnement. Qu’il s’agisse d’une autoroute, d’une usine ou d’un parc naturel, les travaux, puis l’exploitation, génèrent des emplois directs et indirects, des métiers nouveaux et de la formation. Mais ici, ce n’est pas seulement de cela dont il s’agit. L’expérience du Parc national de la péninsule du Cap va bien au-delà. Elle se distingue au moins sous deux aspects.
Le premier tient en sa proximité avec une grande agglomération composée de communautés économiques et culturelles diverses et souvent très défavorisées. Les concepteurs du parc ne pouvaient prendre le risque de créer une rupture entre le parc et les communautés riveraines (the neighbouring communities) : installer un ghetto environnemental aux portes du ghetto social, c’eût été allumer une bombe à retardement.
Le second réside dans le niveau de prise en compte de la question sociale. Il ne s’agissait pas simplement d’optimiser les retombées économiques du parc, mais d’intégrer dans son plan de gestion toute une dynamique de promotion sociale et d’éducation populaire en faisant du parc un outil conscient, actif et volontaire de l’intégration sociale des communautés défavorisées.
Ainsi, par exemple, le plan de gestion ne va pas simplement s’intéresser à la lutte contre les espèces végétales non autochtones et parfois invasives. Il va s’appuyer sur cette nécessité, pour susciter la création de micro-entreprises locales. Ce qui signifie de l’emploi, donc du pouvoir d’achat, plus d’autonomie, mais aussi de la formation à la gestion et aux techniques, qui elle-même sera l’occasion d’une éducation à l’environnement et d’une modification des rapports sociaux.
Cette démarche, ce concept d’écologie sociale, a émergé dans l’élan de la révolution culturelle qui a accompagné la fin de l’apartheid. Elle a été introduite de façon très volontariste dans la pratique des parcs nationaux sud-africains depuis 1994. Elle intègre les approches écologiques, culturelles et socio-économiques. En fait, elle explore toutes les voies qui permettent d’optimiser l’impact social du parc, avec pour toile de fond la cohésion d’une société divisée en communautés très éloignées culturellement et socialement.
Pour conduire activement cette politique, le parc s’est doté dès l’origine d’une équipe spécialisée : le service « écologie sociale ».
Le problème, c’est que, souvent, ce ne sont pas les plus défavorisés qui ont accès à l’emploi et à la formation. Comment se fait le lien entre le parc et les communautés ?
Les communautés défavorisées sont souvent regroupées géographiquement, en périphérie de l’agglomération. Les plus récentes sont souvent anarchiques et de type « bidonville ». Chacune bénéficie d’un quartier, doté d’un minimum d’équipements sanitaires. Les communautés plus anciennes, mieux organisées, disposent d’un urbanisme plus élaboré, avec maisons en dur et parfois petit jardins. Un centre socioculturel y valorise leurs traditions et propose des activités ou animations spécifiques.
Il s'agit donc d’impulser une synergie entre le Parc et les nombreux programmes sociaux mis en œuvre. Au-delà, bien entendu, l'objectif principal est de créer du lien entre les communautés elles-mêmes. Ainsi, si les équipes ou les entreprises qui réalisent les travaux sont constituées au départ sur la base des origines communautaires, elles peuvent ensuite collaborer entre elles, au service du parc.
Il faut souligner ici le rôle particulier tenu par les femmes. Plus ouvertes, plus créatives, dégagées des rapports de pouvoir, engagées dans l’éducation et la transmission du savoir, elles ont souvent joué un rôle moteur. Ainsi, l’on s’est parfois appuyé sur les programmes spécifiques qui existaient déjà par ailleurs en direction des femmes.
Est-ce bien le rôle d'un parc que de faire du social ? On peut imaginer que le recours aux communautés a pesé lourd économiquement…
Bien entendu, et l’aide internationale a contribué à cofinancer ces actions. Mais il ne faut pas se méprendre. Les parcs sud-africains ne sont pas des mécènes et sont aussi gérés comme des entreprises commerciales. Les chantiers ne pouvaient donc être réalisés qu’à des conditions économiques pertinentes, avec une main-d’œuvre bon marché.
Et ce sont des dispositifs « gagnants/ gagnants » qui ont bien fonctionné. Ainsi, ceux qui ont bénéficié des marchés ont contribué au développement économique de leur communauté. Certains chantiers ont employé des dizaines de personnes sur plusieurs années. Le volet renforcement économique de la stratégie d’écologie sociale a aussi comporté des programmes de formation à la création et à la gestion d’entreprise.
Mais il ne faut pas regarder que la dimension économique. L'écologie sociale est d’abord une stratégie d'ensemble : prenons un autre aspect, le développement du volontariat. Il s’agissait là d’un travail d’éducation populaire permettant de s’assurer une bonne canalisation des motivations et des talents de la population locale en direction du parc. De nombreuses formations ont été financées pour permettre à des volontaires d’acquérir des compétences dans la lutte contre l’incendie ; pour l’accueil des visiteurs ; l’éducation environnementale ; l’interprétation du paysage ; l’entretien et le balisage des sentiers ou l’éradication des plantes invasives. Le recours au volontariat est complémentaire et aussi essentiel que le recours au travail rémunéré.
Même approche pour ce qui concerne l’éducation à l’environnement (création d’une base de données pour les enseignants recensant les ressources éducatives du parc) ; la mise en place d’un système d’interprétation (collecte de la mémoire orale, inventaires patrimoniaux, puis création de centres d’interprétation, et de sentiers) ou les procédures de participation aux décisions (colloques, ateliers publics, réunions locales).
À vous écouter, le bilan semble positif.
Si bilan il y avait, il reviendrait aux populations locales de le faire. Elles seules peuvent analyser, pour elles-mêmes, les bénéfices d’une politique d’écologie sociale.
Rien n’est simple. Dans les parcs nationaux sud-africains, et notamment dans celui de Cape Peninsula, une équipe d’écologistes sociaux a été installée pour définir et mettre en place les meilleures pratiques liées à cette nouvelle stratégie. Leur approche particulière n’a pas été sans générer des conflits internes, comme chaque fois qu’il s’agit de changer des mentalités, des vieilles pratiques personnelles ou institutionnelles. Au Cape peninsula, l’imposant service « écologie sociale », mis en place à la création du parc, n’a résisté que quatre ans avant d’être dissous dans la structure. En théorie, ses missions ont été intégrées dans la pratique des autres services, mais en fait, l’on peut s’interroger sur ce qu’il en reste aujourd’hui.
Cela étant, les enjeux demeurent. L’écologie sociale a au moins le mérite de poser les vraies questions. Comment passer de parcs protégés par une politique de grilles et de procès-verbaux, à des parcs ouverts et fréquentés par des amis de la nature ? Comment mieux intégrer les parcs dans le contexte socio-économique local ? Comment faciliter l’accès du parc à toutes les populations, quel que soit leur niveau de revenus ? Comment s’engager dans une politique de développement durable ? Comment s’assurer que toutes les voix sont entendues, dans la perspective d’une éthique partagée de la conservation ?
Autant de questions qui sont aussi d’actualité dans notre « vieille » Europe… Or, je n’ai jamais vu de services bien identifiés « d’écologie sociale » dans les équipes des parcs en Europe. Même si les pratiques de certains s’en rapprochent et, s’ils comme ce M. Jourdain du Bourgeois Gentilhomme, font cette « prose » sans le savoir…
Propos recueillis par Pierre Mutin