Vosges

Du conflit frontal à l’action collective

 
Études - Recherches

Propos recueillis par Arnaud Cosson
Sociologue à l’Irstea, sur la gouvernance des espaces naturels

La commande d’une analyse sociologique qui s’est transformée en un accompagnement par la recherche participative : elle est l’expérience vécue par le PNR des Ballons des Vosges qui a ainsi vu la transformation d’un confl it en une coopération économique territoriale inédite grâce à la création de la Conférence des Hautes-Vosges.

© Benoît Facchi

Le PNR des ballons des Vosges a été confronté à un conflit tourisme-environnement en période de renouvellement de sa charte : une forte controverse locale a opposé les professionnels du tourisme aux environnementalistes qui souhaitaient fermer à la circulation la route des crêtes, trop fréquentée selon eux. pourquoi avoir fait appel à un chercheur en sciences sociales ? comment cela s’est-il passé ?

Franck bezannier : Le parc ne disposait ni des outils nécessaires à la compréhension des relations sociales complexes de son territoire, ni de l’organisation interne et des réseaux permettant l’accompagnement de l’innovation socio-économique. Nous avons donc convenu avec le président du parc, de nous appuyer sur le conflit de la route des crêtes pour expérimenter, dans les Hautes-Vosges, une démarche de concertation-médiation locale qui a abouti à la Conférence des Hautes-Vosges, dont le chercheur a animé les 2 premières séances. J’avais déjà fait appel à un sociologue, via un stagiaire pour sortir d’un conflit violent dans la réserve naturelle dont j’étais le conservateur. Son intervention avait été un succès et le conflit avait été désamorcé très rapidement. En arrivant au parc, je connaissais Jean-Pierre Mounet de réputation. Son profil particulier d’ingénieur écologue, de pratiquant des sports de nature et de sociologue me semblait répondre aux enjeux de la situation. Mon intuition était juste : notre trio entre président, technicien et chercheur a été efficace. Nous avons tous beaucoup appris.

Quelles sont les spécificités qui en font ce que vous appelez un accompagnement par la recherche de l’action en train de se faire ?

Jean-Pierre Mounet : L’accompagnement par la recherche consiste à apporter une aide à la gestion territoriale durable d’un espace protégé confronté à une situation complexe, par un partenariat étroit avec le gestionnaire : la co-construction de la question et de la problématique de recherche conduit à entremêler connaissances praticiennes et scientifiques.
La commande initiale du gestionnaire portait sur une analyse des jeux d’acteurs. Or, le conflit qu’on me décrivait était complexe et le dialogue rompu. La commande initiale du parc a été réécrite suite à nos premiers échanges. Ensuite, ce qui a vraiment compté, c’est la légitimité scientifique extérieure, la neutralité, et ma capacité, en tant que chercheur, à assurer dans la durée un accompagnement sur mesure, adapté en permanence à la situation d’innovation.

Quelle a été, pour vous, la valeur ajoutée du chercheur par rapport à d’autres formes d’accompagnement que vous auriez pu choisir ?

FB : L’intervention du sociologue a débloqué la situation. Elle nous a fait prendre le recul nécessaire pour bien appréhender la situation. Son éclairage a été très important, mais il aurait été insuffisant sans son implication directe et personnelle. Un bureau d’étude n’aurait pas pu aller aussi loin dans l’accompagnement. De toute façon, nous n’aurions jamais pu écrire un cahier des charges adapté à une situation au départ incompréhensible pour nous. Au final, la conférence des Hautes-Vosges a permis la prise de décision politique et une action conjointe entre départements et régions sur des projets structurants, alliant protection de la route et développement touristique.

Cette forme de recherche n’est pas si courante… Quelles difficultés pose-t-elle, et quelles en sont les conditions de réussite ? Quelle en est la valorisation académique ?

JPM : Je pense que ce type de recherche demande, comme l’ont dit plusieurs auteurs, une solide base commune entre chercheur et gestionnaire : elle concerne à la fois des valeurs communes, une forme d’ouverture, mais aussi des connaissances croisées pour pouvoir se comprendre. Certains auteurs considèrent que la recherche participative ne produit pas des résultats académiques classiques, ce qui en ferait un domaine à part. Je crois, bien au contraire, que c’est un outil remarquable qui donne des résultats académiques très intéressants qu’il faut pouvoir publier. Mais l’implication du chercheur dans l’accompagnement peut en faire un acteur du territoire. La réflexivité liée à la mise en oeuvre d’une méthodologie classique me semble alors insuffisante pour assurer une complète objectivité. Aussi ai-je fait appel à un autre sociologue pour jouer le rôle de « tiers extérieur critique ». Nous avons construit un dispositif de réflexivité de second niveau visant à revisiter l’ensemble de l’opération et les résultats obtenus confirment tout à fait la nécessité d’avoir recours à une seconde analyse a posteriori.

Quels conseils donner aux gestionnaires qui parcourront ces lignes ?

FB : Les arènes de concertation, comme la Conférence des Hautes Vosges, aident à développer une démocratie locale. Elles favorisent également la recherche coopérative entre spécialistes et profanes et contribuent à orienter les politiques publiques et les marchés, voire à les modifier ou à en créer de nouveaux. Le conflit est souvent mal vécu car souvent les gestionnaires ne sont pas armés lorsqu’il se présente. Pourtant c’est un moteur puissant qu’il faut exploiter pour construire de l’action publique. Je pense que pour s’engager dans ce type de démarche il faut réunir trois conditions :
• recourir à un chercheur de confiance qui partage les mêmes valeurs que vous (élu et technicien) ;
• s’appuyer sur un collaborateur expérimenté et légitime du point de vue des acteurs. Le former à la gestion de conflit si nécessaire ;
• être patient, déterminé autant qu’adaptable, et faire preuve d’empathie.

Que dire aux chercheurs qui souhaiteraient pratiquer ce type d’accompagnement, ou à leurs organismes de recherche ?

JPM : Les obstacles à franchir pour pratiquer ce type de recherche sont d’abord formels : on peut les représenter par la difficulté bien connue de faire correspondre le langage de l’université et celui des espaces protégés dans une même convention ! Elle nécessite aussi une prise de risques pour le chercheur, évalué à la fois dans ses compétences académiques et opérationnelles. Mais au-delà de cela, ce qui compte vraiment c’est la capacité à déterminer si la confiance sera au rendez-vous car c’est un ingrédient fondamental de ce type d’opération : l’accompagnement par la recherche et son « langage de vérité » implique souvent des remises en question pour les deux partenaires qu’il faut savoir dépasser, mais qui permettent de beaucoup progresser.