Rencontre avec Éric Coulet

« Plus on sait, plus on sait qu’on ne sait pas »

 
Management - Métiers

Éric Coulet
Directeur de la Réserve naturelle de Camargue

 

Une génération de gestionnaires d’espaces naturels est en train de « se retirer ». Ces pionniers du métier laissent progressivement la place à des jeunes, entrés en profession alors que la filière avait déjà pris forme avec ses diplômes et compétences. Éric Coulet fait partie de ceux de la première heure. Rencontre…

La Réserve naturelle de Camargue1, la plus ancienne de France (créée en 1926), n’a connu que deux conservateurs dans son histoire : Gabriel Tallon, de 1926 à 1966, et Éric Coulet, en place depuis 1973.
Éric est né en Arles. Formé par la science, doctorat d’écologie appliquée en poche, il dit avoir tout appris « sur le tas » concernant la nature et l’écologie camarguaise.
Sa motivation ? Au début, faire quelque chose pour « son pays qui foutait le camp »…
Aujourd’hui ? « À mesure que le temps passe, que l’on recherche, compile, explique, expérimente, échange, négocie… on se construit autant de raisons qui se superposent et augmentent les motivations : car moins on sait, plus l’affaire semble simple. Plus on sait, plus on sait qu’on ne sait pas ».
L’histoire, outil de travail. S’il devait choisir une discipline plutôt qu’une autre, ce serait l’histoire… Fernand Braudel est son maître ! « Chacun sait quelque chose que tu ne sais pas, à toi de trouver ! Il y a la connaissance empirique et la connaissance de la cause. Et l’écoute : l’inverse du mépris. Retrouver l’ancien bras du Rhône ou le temple d’Artémis, c’est retrouver l’esprit des lieux.
Depuis longtemps il y a eu des gens ici, la réserve naturelle doit s’inscrire dans cette durée, dans ce mélange de nature et de traces humaines. Cette prise de cons-cience doit guider nos réactions… Le cadastre de Napoléon, que nous avons entrepris de numériser il y a trois ans par exemple, nous permet d’être les premiers à avoir une vision de la Camargue avant la construction des digues. C’est la trace scientifique la plus ancienne que nous ayons sur la question de la naturalité de ce pays. Est-ce que la réserve, après toute son histoire, est encore un “ milieu naturel ” ou bien est-ce une “ vieille friche ” ? Dès 1930, on émettait l’hypothèse qu’une terre cultivée ne pouvait plus revenir au naturel, tant la structure du sol est modifiée. Les écosystèmes jeunes2 comme les nôtres se cicatrisent très vite mais la sansouire3 n’est visiblement pas la même avant et après la mise en culture.

Établir une mémoire. La Réserve naturelle de Camargue est grande et ancienne. Elle date d’avant le tourisme et le riz. Le monde rural qui l’entoure et dont elle se revendique clairement, la considère comme un partenaire et, aujourd’hui, après 80 ans… elle est devenue lisible par le biais de la mémoire collective. Or, à ce jour, il n’y a plus personne pour maintenir la mémoire collective. Il n’y a plus de “ corps social ”. Nous avons remplacé la mémoire des anciens par la mémoire informatique, ce qui est moins poétique mais souvent plus précis !
À quoi ça sert la mémoire ? À se rassurer quand il se passe quelque chose que l’on n’a jamais vu ; mais le grand-père l’a vu, lui ou son grand-père… 80 % de notre boulot consiste à mesurer, à établir une mémoire actualisée, détecter les accidents d’origine anthropique et tenter d’anticiper…
Nous avons cent ans de données : les hauteurs d’eau du Vaccarès, le nombre de semaines de pêche aux civelles…
Sinon, avec les gens, il n’y a pas de secret, il faut seulement être lisible : savoir dire non si nécessaire, montrer les limites mais avec souplesse, avec “ explication de texte ”. On ne voit pas les choses comme eux ? Ce n’est pas grave. Maintenir le contact surtout. Si on ne peut pas négocier, attendre que les choses évoluent.
Gabriel Tallon, en 1960, a laissé une bible sur la Camargue4. Aujourd’hui la réserve naturelle en écrit une autre : “ un nouveau testament ! ”.

S’inscrire dans le temps. Regarde ici, ces couleurs, cette végétation qui prend forme : tu sens ? Tu sens cette force qui se manifeste pour venir remplir l’espace avec toutes les espèces possibles ? Ici, au mas d’Amphise, nous avons repris en gestion directe un terrain de 650 ha après un fermage de cinquante ans où le fermier élevait un grand nombre de taureaux de combat. Ça fait trois ans et on attend : il ne faut pas se précipiter… mesurer autant que “ renifler ” avant de prendre des nouvelles orientations de gestion…
C’est un pays que l’on ne domine pas : on l’accompagne. Les rouges-gorges, oui, il faut en tenir compte, mais il faut aussi penser aux cisterciens qui ont tenu ici un monastère, pas très longtemps, pas de manière durable… Et les Romains avant eux, et les salines royales, et l’élevage de mérinos d’Arles…
Tout est superposé : à chaque fois, les matériaux ont été réutilisés car il n’y a pas de pierre en Camargue. Nous sommes sur un champ de ruines, rien n’a duré. La réserve naturelle, c’est un moment de calme, peut-être de répit.

Je suis juste un témoin. Le plan de gestion : 450 opérations par an et autant de fiches… Impossible de tout faire de A à Z. Et puis, il ne faut pas prendre de décision trop vite : compenser le surcroît d’eau salée ? Celle-ci est favorable pour un certain nombre d’espèces et des situations extrêmes peuvent tout remettre en question… La Camargue, c’est un écosystème d’accidents : on lance les dés et hop ! Pour chaque lieu, il y a une dizaine de possibles qui peuvent se réaliser.
Dans le fond du décor, il y a les “ increvables ” (la salicorne résiste à tout) mais dans ce théâtre, l’acte 2 peut être suivi du 1, ou précédé du 8 ! De plus, chaque année porte l’empreinte des précédentes : 1989 ressemble, certes, à 1944, mais que peut-on prévoir précisément ? Il y a une alchimie que l’on ne domine pas. Le Vaccarès n’est pas deux jours de la même couleur. Les hommes n’ont jamais dominé la Camargue.

Aujourd’hui cela change.
Qu’est-ce qui change ? Les salins, activité productive traditionnelle depuis l’Antiquité, sont entrés dans une logique financière. Du coup, les Salins du Midi vendent. Ils
sont pourtant à l’origine de la réserve de Camargue. Ils se sont entendus avec la Société de protection de la nature pour rechercher des terrains naturels, et ils ont trouvé ces 13 000 ha de milieux très productifs pour les oiseaux et un bijou pour la recherche en écologie… Que vont devenir les espaces libérés de l’emprise salicole et qui nous convenaient tant par leur complémentarité avec les territoires changeants de la réserve ?
Et le changement climatique ? Autrefois, je pouvais régler les problèmes ; ou essayer. Mais aujourd’hui, avec le changement climatique et l’élévation du niveau de la mer, la « solution » n’est plus à ma portée. Je suis habitué à ne pas pouvoir agir, comptant uniquement sur la capacité de résistance de la nature. Mais là, je suis seulement témoin : le « Grégoire de Tours » du changement climatique. La vitesse des évènements nous dépasse. Elle est surnaturelle. Elle ne correspond pas à la capacité d’évolution des habitats locaux.

La vraie compétence pour un gestionnaire, c’est sa curiosité tous azimuts et sa capacité de lecture. Il faut tout lire, ne serait-ce que pour trouver d’autres hypothèses. Et porter un regard critique sur son action : mon protocole de prise de données était-il adapté à mon questionnement ? Mon nombre de données collectées est-il suffisant ? Et si « on » était tombé sur une année encore plus exceptionnelle que les autres ? La gestion d’un espace naturel n’est pas une science exacte, Il y a toujours une part qui nous échappe : et si c’était la base de notre passion ? La nature ne rentre pas exactement dans un tableau Excel. »

Michelle Sabatier - Aten

1. Gérée depuis toujours par la
Société d’acclimatation de France aujourd’hui Société nationale de protection de la nature.
2. Par opposition à mature (cf. Odum).
3. Vaste espace couvert d’efflorescences salines et de salicornes, inondable.
4. La Réserve zoologique et botanique
de Camargue, 20 pages et 17 planches, SNAF, 1930.
Voir : www.reserve-camargue.org/
IMG/gallerie/reserve/Histoire_
tallon_slides/index.html

En savoir plus
Éric Coulet : eric.coulet@espaces-naturels.fr