Estimation d’effectifs, passez la méthode au crible
Un simple décompte des individus (dénombrement) présents sur un site peut suffire pour estimer la taille d’une population animale ou végétale. Cette méthode a l’air aisée mais suppose que tous les individus présents soient comptabilisés. Il faut donc qu’on ait 100 % de chances de les détecter. Parce que cette situation est exceptionnelle (elle suppose qu’il y ait peu d’individus et qu’ils soient faciles à observer), les résultats des comptages sont un mélange entre effectifs réels et détection effective des individus. On peut affirmer que les comptages aboutissent très souvent à une sous-estimation de la taille réelle de la population.
Tendance
On peut s’affranchir de ce biais en s’intéressant non pas à l’effectif absolu d’une population à un instant T, mais en examinant les tendances dans le temps : les effectifs observés étant alors pris comme des indices de l’abondance réelle. Mais cette manière de faire pose question. En effet, la comparaison (dans le temps ou entre des sites) des indices d’abondance suppose que la détection des individus soit constante, quelle que soit la situation. Pourtant la détection varie souvent en fonction de la saison, de l’heure de la journée, de la densité de végétation, de l’expérience de l’observateur, etc. Aussi, même en standardisant au maximum les conditions de terrain, il subsistera toujours un doute sur le respect de cette contrainte. Par ailleurs, l’utilisation d’indices d’abondance pose un deuxième postulat : les indices doivent varier de manière proportionnelle à l’abondance réelle. Or de nombreuses études ont montré que cela n’était pas systématiquement le cas (voir encart « Ce que peuvent cacher les indices d’abondance »). Que faire ?
Pour contourner ces difficultés, quatre grandes classes de méthodes ont toutefois été développées ces dernières années. Elles permettent d’estimer sans biais des tailles de populations ou des densités.
Double comptage
Les méthodes de double comptage consistent à faire compter simultanément par deux observateurs indépendants des animaux ou des plantes. Cette méthode peut aussi s’appliquer par un observateur unique visitant deux fois le même site. Elle est relativement aisée à mettre en œuvre, et donc couramment utilisée par les naturalistes, mais elle impose de pouvoir identifier les individus afin de les reconnaître lors de la deuxième visite (ou par le deuxième observateur). Cette identification se fait le plus souvent par marquage ou reconnaissance par photo-identification mais aussi par localisation géographique des individus si cette localisation est précise et stable dans le temps. Les calculs, à partir des données, sont extrêmement simples.
Prenons le cas de deux observateurs qui prospectent un site et repèrent des tortues qu’ils marquent. Chacun de leur côté, ils détectent six individus et les marquent. Parmi eux, trois tortues ont été vues par les deux observateurs.
On dispose de deux séries d’observations dont une partie aura été vue les deux fois et l’autre une seule fois. L’estimation du nombre total d’individus présents est fournie par le rapport suivant, appelé Lincoln-Peterson index :
N = ((n1 +1) (n2 +1) - 1) / (m + 1)
Avec n1 : le nombre d’individus observés au premier passage ou par le premier observateur (ici 6), n2 : ceux du deuxième passage (6 aussi) et m : le nombre d’individus vus les deux fois (ici 3).
Dans le cas présenté, la taille de la population (N) est estimée à 11 individus.
Captures successives
Les protocoles de removal sampling consistent à effectuer plusieurs prélèvements successifs d’individus sur un site (par exemple des poissons dans une mare lors des pêches répétées). La comparaison entre le nombre d’animaux prélevés à chaque session permet d’estimer la probabilité de capture des animaux et d’en déduire l’abondance totale, même en l’absence d’un prélèvement exhaustif. On peut aller plus loin, et généraliser, en pratiquant par sessions successives et par comparaison du nombre de nouveaux individus détectés lors de chaque session.
Cette méthode est facile à mettre en œuvre si les individus peuvent être prélevés ou identifiés individuellement. Les calculs se réalisent à l’aide de logiciels dédiés tels que Removal Sampling 2, malheureusement payant, ou à l’aide du logiciel gratuit Mark qui nécessite cependant un peu plus de technicité.
Mesures de distances d’observation
Le distance sampling consiste à estimer la densité à partir de mesures de distances entre l’observateur et les individus observés lors d’un parcours ou lors d’une session d’observation de durée fixe sur un point. Cette méthode repose sur l’hypothèse que la probabilité de détection des individus décroît avec leur distance à l’observateur. Elle consiste alors à modéliser cette probabilité de détection à partir des données de terrain et, ainsi, à estimer le nombre d’observations manquantes dans chaque classe de distance (voir encart).
Cette méthode pose pour hypothèses que la détection est de 100 % au niveau de l’observateur et que les individus sont peu mobiles, qu’ils ne fuient pas en réponse à sa présence. En dehors de ces contraintes, la méthode est techniquement simple à mettre en œuvre. Les analyses sont effectuées à partir d’un logiciel gratuit appelé Distance, relativement convivial et aisé d’utilisation (mais en anglais).
Capture-marquage-recapture
Les méthodes dites de Capture-marquage-recapture (CMR) consistent à capturer et marquer (sauf si reconnaissance individuelle par d’autres moyens, type photo-identification) puis recapturer ou réobserver les animaux au cours du temps, selon un protocole standardisé (même superficie couverte à chaque session, prospection aléatoire, etc.). L’estimation des tailles de population à l’aide de cette méthode impose généralement que la population étudiée soit « close », c’est-à-dire n’échange pas d’individus avec l’extérieur et ne présente ni natalité ni mortalité entre la première et la dernière session. Cette méthode est basée sur le même principe que le double comptage, elle s’applique à des espèces susceptibles de s’éloigner du point d’observation ou de capture. Elle fournit en général des estimations précises. Cependant, elle impose un effort de terrain conséquent et la manipulation d’individus pour les marquer. Notons qu’elle permet de tenir compte d’éventuelles variations de l’effort de terrain entre les sessions, d’une détection variable selon des groupes d’individus (par exemple de sexes ou d’âges différents) ou de comportements d’évitement de l’observateur après une première capture par exemple. Les analyses peuvent se réaliser avec le logiciel Mark, convivial et avec un effort limité en termes d’acquisition de technicité (lui aussi en anglais).
Ces quatre méthodes indiciaires permettent d’estimer la taille des populations et ses variations au cours du temps en tenant compte de la probabilité de détection des individus. Cependant, les contraintes qu’elles imposent sont parfois difficiles à respecter, ce qui peut les rendre inopérantes. C’est particulièrement le cas lorsque l’on travaille à de grandes échelles spatiales (plusieurs milliers ou centaines de milliers d’hectares) ou sur des espèces rares, à faibles effectifs ou à très faible détectabilité. Or, ces espèces rares intéressent souvent les gestionnaires.
Présence-absence
Pour pallier cette difficulté, de nouvelles méthodes ont vu le jour ces dernières années qui découlent des méthodes classiques du type « présence-absence » :
• elles s’attachent à estimer, non plus une abondance, mais la probabilité de présence d’une espèce sur un ensemble de sites ;
• elles permettent d’estimer des effectifs à partir de simples données de présence-absence (même en cas de non-observation sur le terrain), ou de données de comptages, avec une fiabilité statistique éprouvée ;
• elles permettent de tester l’influence de variables écologiques pour expliquer la répartition d’une espèce ou de modéliser la dynamique de colonisation-abandon des sites.
Pour recueillir les données sur le terrain, il suffit de visiter des sites de façon répétée et de noter la présence de l’espèce, éventuellement, le nombre d’individus vus à chacune des visites.
Cette pratique qui requiert un investissement bien plus réduit que les méthodes précédemment exposées, permet d’être appliquée à des espèces rares, à des suivis à large échelle, ou à des suivis pour lesquels le temps sur le terrain est assez limité.
Elles reposent sur les mêmes principes mathématiques que les méthodes de type CMR. Les estimations peuvent être réalisées avec les logiciels Présence ou Mark.
Ces méthodes, encore en plein développement, ont d’ores et déjà fait l’objet de nombreuses publications méthodologiques
par des auteurs anglo-saxons (Royle ou Mackenzie). Promises à un bel avenir, compte tenu de leur robustesse statistique1 et des avantages qu’elles offrent, elles sont encore peu utilisées sur le terrain. Nous avons donc peu de recul sur leur pertinence dans telle ou telle situation. Il faut les utiliser avec prudence malgré leur potentiel important.
1. Une valeur constituée sur un échantillon est robuste si elle n’est pas modifiée par une petite variation des données ou des paramètres du modèle.