Plantes envahissantes

 
attention aux belles étrangères

Espaces naturels n°5 - janvier 2004

Le Dossier

Jean Claude Lefeuvre
Président du Conseil Scientifique du Conservatoire du littoral

 

Xénophobie naturaliste ou réel danger pour les écosystèmes ? Les introductions d’espèces sont la deuxième cause d’appauvrissement de la biodiversité, juste après la destruction des habitats. Certes, le problème n’est pas récent mais le nombre d’introductions s’accroît. La défense de la biodiversité n’est d’ailleurs qu’un des aspects du problème. Les plantes envahissantes engendrent d’autres nuisances dont l’impact sur la santé. En réalité, nous manquons encore de connaissances sur la question : la recherche sur le fonctionnement des écosystèmes doit se développer.

Lorsque les hommes du néolithique ont étendu leur champ d’action à partir du « croissant fertile » du Moyen Orient, imposant leur culture et leur savoir-faire vers le nord de l’Europe, ils ont favorisé les premiers transferts d’espèces étrangères sur notre territoire. Les conséquences ont été terribles pour les écosystèmes autochtones : une déforestation aussi rude – même si elle a mis beaucoup plus de temps – que celle que subit l’Amazonie, pour permettre l’invasion volontaire et dirigée de plantes cultivées telles le blé, l’orge ou l’avoine et une transformation importante des lambeaux d’écosystèmes forestiers persistant par le pâturage. L’histoire humaine est jalonnée de ces introductions de belles et bonnes étrangères destinées en principe à renforcer nos ressources alimentaires ou satisfaire d’autres besoins (comme le tabac). Des tomates en provenance du Pérou puis du Mexique, aux pêches et aux abricots issus de Chine, des pommes de terre péruviennes au blé noir de Mandchourie, du maïs de Méso-Amérique, des pommiers du Caucase, des haricots de Méso-Amérique au lin du Proche Orient… Quel agriculteur, quel arboriculteur penserait qu’elles viennent d’ailleurs ?
Dès lors que de telles implantations sont réussies, ces espèces sont considérées comme autochtones. Qui oserait dire actuellement que la pomme de terre – malgré les difficultés de Parmentier pour la faire admettre – ou le maïs, signalé pour la première fois à Bayonne vers 1565-1570, sont des espèces étrangères ? Notre comportement va plus loin dans l’acceptation : malgré les milliers d’hectares de maïs se substituant année après année aux autres plantes cultivées depuis parfois le Moyen Âge, qui oserait classer cette espèce dans la catégorie des plantes envahissantes ? Qui ose dire que, comme beaucoup d’espèces envahissantes, elle est à l’origine de dégâts environnementaux sans précédent : déstructuration de paysages, élimination ou réduction de la flore et de la faune adaptées aux systèmes de polyculture-élevage, dégradation quantitative (drainage, irrigation) et qualitative (excès d’azote et de phosphore provenant des engrais minéraux, pesticides) des ressources en eau et dysfonctionnement des écosystèmes aquatiques, etc., ?
Dès lors, pourquoi ne pas faire comme Gilles Clément (2002) « L’éloge des vagabondes », ces espèces non utilitaires, parfois ornementales, qui se sont introduites ou dont on a favorisé l’installation sur notre territoire ? Que peut-on reprocher à la grande berce du Caucase qui fait partie des 300 espèces exotiques envahissantes ? Pourquoi protester contre l’extension du fenouil qui présente de plus le gros avantage de fournir une nouvelle ressource aux chenilles de ce papillon magnifique qu’est le machaon ? De quel droit les Lyonnais s’attaqueraient-ils à cette vagabonde qu’est l’ambroisie, hormis le fait qu’elle est devenue un fléau sanitaire (rhinites, conjonctivites, asthme…) à cause de son pollen allergisant ?
On a peine à croire à la quantité d’espèces sauvages que l’Homme, depuis la préhistoire, a véhiculée au cours de ces migrations et voyages de découverte. Ainsi, Tabacchi (1993) ne recense pas moins de 420 espèces végétales étrangères sur environ 1 400 espèces que comporte la flore des rives de la Garonne, de l’Adour et de leurs affluents, de la source à l’estuaire. L’analyse de leur origine montre que si dans l’Antiquité ou le bas Moyen Âge, les exotiques proviennent du reste de l’Europe et de la région méditerranéenne, il faut attendre la période 1750-1900 pour que la région reçoive des plantes d’Afrique, d’Eurasie ou d’Amérique.
Aux plantes d’intérêt alimentaire, dont certaines véhiculées par les légions de César comme le châtaignier, se sont substituées des plantes d’intérêt médicinal ramenées par les moines Bénédictins, par exemple, entre l’an 1000 et le 16e siècle. La découverte des Amériques, la multiplication des explorations et la création de jardins botaniques vont favoriser l’introduction de « belles étrangères ». Si on connaît le rôle des campagnes napoléoniennes dans la propagation des espèces messicoles (à travers les transports de céréales et de fourrages pour l’armée), on ignore souvent que l’impératrice Joséphine, passionnée de botanique, fit venir du monde entier des espèces nouvelles pour la France, reprenant en cela la tradition des introductions d’espèces établie par les Jardins du Roy depuis 1635 et illustrée par Bernard de Jussieu (1699-1777) et la Société royale d’horticulture ou, à partir de 1793 lors de sa transformation en Muséum national d’histoire naturelle, par Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), zoologiste créant la ménagerie du Jardin des plantes et la Société impériale d’acclimatation.
L’ailante : une belle étrangère devenue envahissante
Envoyée en 1751 sous forme de graines à Bernard de Jussieu par le père d’Incarville, cette espèce connaît immédiatement un grand succès car on la choisit comme arbre d’alignement à cause de sa vitesse de croissance. Mais très vite, elle s’échappe. En moins d’un siècle, cette vagabonde, qui produit de nombreuses graines mais surtout drageonne, devient un élément du paysage arboré européen (Clément, 2002) et ce, malgré l’odeur désagréable de son feuillage froissé, un bois cassant sans valeur, un pouvoir allergisant de sa sève et un miel fabriqué à partir de son nectar qui sent l’urine de chat. Ce qu’il faut dire, c’est qu’elle a bénéficié pour son extension, notamment dans les Cévennes, de la catastrophe causée par la maladie des vers à soie. En effet, dès 1856, on multiplia abondamment cet arbre car il est l’hôte des chenilles du papillon Samia (Attacus) cynthia. Les cocons de celui-ci étaient renommés en Chine pour la production d’une matière textile, l’ailantine. Cette soie ne connut pas en Europe le succès escompté. Des magnaneries cévenoles, il ne reste, avec quelques mûriers, que les boisements d’ailantes qui concurrencent, le long des routes, une autre étrangère : le pseudo-acacia ou robinier d’Amérique dont la vitesse de propagation est comparable.
Les îles sont, de ce point de vue, de véritables laboratoires. L’île méditerranéenne de Monte Cristo (Parc national italien de l’archipel toscan), qui est une réserve naturelle, présente comme la plupart des îles méditerranéennes une flore et une faune relictuelles qui a su résister à la déforestation, à la mise en culture et au pâturage. Au siècle dernier, l’Anglais Watson Taylor construisit la seule maison encore habitée, la villa de la Cale Maestra. Il introduisit alors 335 espèces végétales exotiques (sur les 50 % actuellement recensées sur l’île). Toutes sont restées cantonnées autour de la villa ou ont légèrement étendu leur emprise comme deux espèces de pins. Certaines espèces, comme les eucalyptus, vont disparaître. Seule l’ailante s’est propagée dans toutes les vallées et fissures de cet îlot granitique. Aucune mesure d’éradication ne s’est avérée efficace contre cette plante qui va faire disparaître, outre de nombreuses herbacées, le seul arbre indigène de l’île, le chêne-vert, qui n’existe déjà plus qu’en quelques exemplaires.
Ces plantes présentent toutes
la même particularité
« Démographiquement agressives », les herbes de la pampa, baccharis ou seneçon en arbre s’étendent sur nos littoraux, les jacinthes d’eau envahissent les cours d’eau tropicaux, les jussies colonisent de nombreux milieux aquatiques, les myriophylles du Brésil recouvrent les plans d’eau en quelques années, les salicaires peuplent densément les marais américains, de surcroît « asphyxiés », pour certains d’entre eux, par d’autres plantes européennes tel l’hybride des typhas (T. angustifolia x T. latipholia) ou Phalaris arundinacea, ou le roseau européen se substituant aux spartines des marais salés. Toutes ces plantes présentent la même particularité : on n’a encore trouvé aucun moyen de lutter efficacement contre leur prolifération.
Constater et agir
Faut-il ou non admettre la disparition d’espèces liées à l’homogénéisation des milieux ? Les brassages de semences engendrés par l’évolution de nos activités économiques doivent-ils être considérés comme inéluctables quelles qu’en soient les conséquences ? Les perturbations des écosystèmes autochtones, leur appauvrissement, sur quoi viennent renchérir les conséquences des changements climatiques, sont-ils une fatalité ?
Tout cela pourrait peut-être se discuter, mais ce qui ne se discute pas c’est le manque de connaissances sur les conséquences réelles de ces invasions et sur la disparition de certains services rendus par les écosystèmes actuels.
On sait déjà que l’introduction de la salicaire aux États-Unis a pour conséquence, outre la régression de la flore indigène, celle de nombreuses espèces animales privées d’habitat. On vient de découvrir que les composés phénoliques provenant de la décomposition de leurs feuilles dans l’eau pouvait être à l’origine d’une augmentation (jusqu’à 60 %) de la mortalité des larves d’amphibiens, déjà menacés par les pesticides. C’est bien la production excédentaire de matière organique par la myriophylle du Brésil dans une chaîne d’étangs en relation avec un étang de loisirs dans la région rennaise qui est à l’origine de l’hyper-eutrophisation de ce dernier et de son interdiction à la baignade ou à l’usage de la planche à voile à cause de la prolifération de cyanobactéries émettrices de toxines (microcystine).
Et que dire des conséquences socio-économiques
risquant de survenir du fait du remplacement par une espèce concurrente d’une espèce commune des marais salés, l’obione, dont la matière organique transformée enrichit les vasières en baie du mont Saint-Michel et provoque la production de diatomées, micro-algues benthiques, servant de nourriture à des quantités d’invertébrés marins… dont les moules et les huîtres. On sait, en effet, que l’espèce envahissante, un chiendent marin, se décompose difficilement du fait de sa forte teneur en lignine et hémicellulose, ce qui risque d’appauvrir les vasières et, partant de là, de toucher à la production conchylicole.
Notre société a besoin de réfléchir à l’ensemble de ces questions et doit demander à ce que la recherche sur la biodiversité et sur le fonctionnement des écosystèmes se développe pour y répondre, sous peine de se réveiller un peu tard dans un monde peuplé de belles étrangères qui risquent de lui poser des problèmes insolubles.