Par Jean-Claude Lefeuvre

 

Espaces naturels n°5 - janvier 2004

Édito

Jean Claude Lefeuvre
Président du Conseil scientifique du Conservatoire du littoral

On sait aujourd’hui qu’un faible pourcentage d’espèces exotiques devient envahissant et pose problème : sur quelque 100 espèces introduites, 10 en général se maintiennent et une seule prolifère. Une partie des espèces introduites s’adapte difficilement au nouvel habitat qu’on leur impose : elles peuvent alors disparaître très vite ou rester cantonnées là où on les a introduites, c’est-à-dire très souvent dans les parcs et jardins. Seules les espèces agressives sur le plan démographique doivent être contrôlées, or on sait rarement maîtriser leur extension.
Découvrir des chardonnerets ou des pinsons des arbres à Perth en Australie, en lieu et place des perruches, des vols d’étourneaux ou de moineaux aux États-Unis, est-ce réellement ce que nous souhaitons ? Doit-on laisser le « jardinier Nicolas » faire la promotion de nouvelles plantes exotiques introduites en France sans grand contrôle ? La jussie, dont l’éradication en milieu naturel coûte actuellement des centaines de milliers d’euros, doit-elle rester en vente libre dans toutes nos jardineries ? Les terrains du Conservatoire du littoral au Vigueirat (Petite Camargue gardoise) peuvent-ils être classés comme réserve naturelle protégeant un patrimoine national de grande valeur quand des ragondins d’Amérique du Sud, en concurrence avec le rat musqué d’Amérique du Nord, y « naviguent » dans les chenaux envahis par la jussie ?... Et que les chevaux de Camargue, chargés d’entretenir des espaces ouverts, s’y nourrissent de prairies à Paspalum, une graminée tropicale ?
Doit-on admettre que la planète, réduite à un village, « bénéficie » sans cesse d’apports nouveaux à travers nos échanges économiques ? Faut-il prendre en compte les risques encourus : apports de phytoplancton toxique par l’eau des ballasts des navires, et leur diffusion par l’inconséquence des professionnels de l’ostréiculture qui n’hésitent pas à transférer leurs huîtres d’un site à l’autre pendant les phases de croissance, par exemple, en oubliant que chacune d’elles joue le rôle d’un véritable aquarium vivant ? Et qu’elles peuvent permettre le transport d’espèces de micro-algues aussi dangereuses que l’Alexandrium, producteur de neurotoxines.
Enfin, doit-on admettre qu’après avoir créé les conditions les plus favorables à la transformation d’espèces introduites en espèces envahissantes grâce aux perturbations infligées à nos écosystèmes autochtones, et à leur appauvrissement en ressources trophiques1 comme en propagules2, nous acceptions aussi les changements climatiques que nous avons induits comme élément facilitant le remplacement de notre flore et de notre faune locales par des espèces venues d’ailleurs ?
Alors, doit-on faire l’éloge de ces étrangères, souvent belles, et du laisser faire ? Derrière se profilent des problèmes éthiques : la banalisation de la planète, l’homogénéisation des différents milieux sont-elles acceptables ? Doit-on admettre la disparition d’espèces qui avaient, depuis quelques millénaires, réussi à se maintenir malgré l’évolution de leurs habitats sous l’emprise des activités humaines, mais qui risquent de ne pas résister aux nouvelles concurrentes imposées par les Hommes ?

1. Alimentaires.
2. Fraction minimale d’une population nécessaire pour coloniser un nouvel habitat.