le partage des valeurs
Espaces naturels n°15 - juillet 2006
Emmanuel Lopez
Directeur du Conservatoire du littoral et des rivages lacustres
Selon la circulaire ministérielle du 6 septembre 2005, « les loisirs motorisés ont un impact fort sur les milieux naturels : bruit, dérangement de la faune, destruction de la flore… ». C’est sur ces fondements, les atteintes à la biodiversité et aux équilibres écologiques, que les réglementations protectrices de la nature sont le plus souvent adoptées. Ces textes se réfèrent à des données scientifiques, quantifiables et mesurables, et par là « objectives ». Cependant, un regard attentif discerne d’autres richesses et donc d’autres menaces qui ne sont pas toujours dites : elles portent sur la poésie, la beauté, l’esprit des lieux. Mais comment définir, d’une manière rigoureuse pour en assurer la sauvegarde, ce qui se rattache à la contemplation, à la symbolique, à l’imaginaire ?
Une première réponse relève de l’observation empirique : l’esprit des lieux est constitué de ce qui sort un espace de la banalité, de l’insignifiance pour en faire, dans les cœurs et dans les esprits, un « lieu » unique, enchanté, non reproductible. Cette approche permet d’identifier, a contrario, les aménagements et les usages susceptibles d’altérer cette originalité, cette singularité, ce caractère : nuisances publicitaires, signalétique omniprésente, matériaux et végétaux exotiques, équipements et architectures passe-partout (y compris ceux qui se veulent « intégrés » en reproduisant, paresseusement et sans grâce, les formes du passé).
Pour définir, de manière plus positive, l’identité nécessairement multiple d’un lieu, une voie complémentaire est de recueillir ce qui a été distingué, inventé, construit par ceux qui nous ont précédés : écrivains, peintres, photographes, cinéastes, sans oublier les générations d’habitants dont les traces et témoignages, matériels et immatériels, contribuent à donner sens à l’espace et à créer du paysage.
La responsabilité du gestionnaire d’un espace protégé est, à partir de la reconnaissance de cette subjectivité partagée, de préserver non pas tant la lettre (l’histoire comme la nature est en mouvement permanent et la liberté créatrice doit garder sa part) que l’esprit des choses (le sentiment d’une présence, d’une dignité, parfois du sublime qu’inspire un lieu) et le faire, non pas pour quelques esthètes contemplatifs, mais pour le plus grand nombre. À un moment où notre société, dans sa relation au territoire, semble toujours hésiter entre deux écueils également redoutables : le nihilisme de la table rase (tout se vaut et rien ne mérite de prévaloir sur le besoin du moment) et l’immobilisme du fétichisme patrimonial (tout est bon dans le passé et rien n’est à attendre du présent), cette démarche demande du discernement, de la générosité et, puisqu’il s’agit in fine d’assumer publiquement des valeurs et des choix, du courage.
>>> Mél : direction.rochefort@conservatoire-du-littoral. fr